Dans la lignée de Dersou Ouzala de Kurosawa (lire ici), Potemkine édite le DVD de Siberiade, une autre production soviétique des années 70 de Mosfilm, cette fois signée par Andrei Kontchalovski (qui mettra en scène quelques années plus tard Runaway Train, sur une idée de Kurosawa). Une œuvre inégale, mais qui a son importance dans l’histoire du cinéma. Par Victor Lopez.
Étrange parcours que celui d’Andrei Kontchalovski. Héritier d’une famille d’artistes (fils des écrivains Serguei Mikhalkov et Natalia Kontchalovski, neveu des peintres Vassili Sourikov et Piotr Kontchalovski, frère du cinéaste Nikita Mikhalkov, qui dirige d’une main d’acier l’actuel cinéma russe), le cinéaste commence dans les années 60 comme scénariste d’Andrei Tarkovski (de son film de fin d’étude, le très beau Le Rouleau compresseur et le violon, au monumental Andreï Roublev), poursuit comme collaborateur de la montée en puissance cinématographique des pays satellites de l’URSS comme le Kazakhstan (en signant par exemple le script de La Fin de l’Ataman, bien connu des lecteurs de notre dossier sur le cinéma kazakh ici) et fait enfin figure de représentant de la nouvelle vague soviétique, au réalisme rigoureux et anti-héroïque (avec des films comme Le Premier maître). Quelques années plus tard, on retrouve le cinéaste aux Etats-Unis, signant quelques-uns des blockbusters les plus représentatifs du Hollywood des années 80, comme l’archétypal buddy-movie Tango et Cash qui narre la collaboration forcée de deux policiers que tout oppose, incarnés par Sylverster Stallone et Kurt Russel. Pour comprendre ce glissement du plus exigeant cinéma d’auteur des années 60 au plus décomplexé cinéma de distraction des années 80, il faut se pencher sur les films des années 70 du cinéaste, dont cet énorme Siberiade (tourné entre 1977 et 1979) en est l’apothéose.
L’Arche russe
Siberiade, projet monstre de plus de quatre heures, se déroulant sur un siècle et pensé en quatre parties qui font chacune figure d’un véritable film, condense en effet la portée poétique de l’œuvre de Kontchalovski, tout en annonçant le virage spectaculaire des années 80, par le prisme du gigantisme tout soviétique du film. Portée par un souffle épique, faisant montre d’une virtuosité technique et d’une puissance esthétique aux images puissamment évocatrices, Siberiade a tout de la fresque ambitieuse. Mais comme les œuvres des cinéastes du Nouvel Hollywood de l’autre côté du rideau de fer (Georges Lucas en tête, même si le cinéma de Kontchalovski évoque plus directement celui de Coppola), il suffit que cette ambition se mette au service du divertissement pour produire le cinéma de masse qui sera la norme des années 80. On retrouvera ainsi le goût de la surenchère visuelle et scénaristique sous une forme épurée, se recentrant sur les éléments les plus immédiatement accessibles dans les films américains du réalisateur. De manière ironique, si le film est une commande de l’État russe, c’est son aura internationale (le film reçoit le Grand prix au Festival de Cannes en 1979) qui va permettre à son auteur de tourner aux Etats-Unis. Pour cela seul, Siberiade fait figure de film frontière, à la croisée des chemins de deux époques (les années 60 et 80), de deux pays (les USA et l’URSS), et a une certaine importance dans l’histoire du cinéma. Mais, en dehors de cette lecture rétrospective grâce à l’œuvre à venir de son réalisateur, Siberiade vaut aussi pour sa forme propre.
Disons-le tout de suite, le film est loin d’être parfait. Souvent boursouflé, Siberiade souffre de sa théâtralité exacerbée qui se ressent aussi bien dans le jeu des acteurs que dans sa construction, qui balaye le temps mais se concentre sur une unité d’espace en focalisant son action sur la description d’un petit village perdu au fin fond de la Sibérie : Iélagne. Ce dernier élément empêche constamment au spectateur de ressentir la force épique qui devrait se dégager du film : pire, la construction en tableaux se concentrant chacun sur une décennie crée une forme mécanique. On passe des années 10 aux années 20, on voit les personnages enfants devenus adultes, avant de passer au suivant, sans vraiment avoir le temps de s’y attacher. Cependant, à mi-parcours, après l’épisode de la Seconde Guerre mondiale, le film se focalise plus longuement sur les années 60, et gagne ainsi en intensité. Métaphore du progrès et du temps qui passe dans le film, la locomotive de l’histoire, qui filait jusque-là sans que l’on ait vraiment le temps de contempler le paysage, s’arrête un peu sur une époque et une poignée de personnages, et ceux-ci gagnent en épaisseur grâce au poids de leur passé et de leur famille, que nous a relaté le film. De même, Kontchalovski, en répétant ses motifs visuels, finit par donner une force mythologique à certaines des visions de ce qu’il appelle un « film Poème ». Et celles-ci finissent par rester gravées dans la mémoire de son spectateur : une route qui cherche à rejoindre une étoile, un cadavre sur une fourmilière, des hallucinations en noir et blanc dans la caverne du diable que vient déchirer des flammes en couleurs…
Le DVD
Potemkine reprend le très correct master de Rusciko et nous offre un riche accompagnement au film, tels que des entretiens avec divers membres de l’équipe de tournage, dont un précieux témoignage de presque une demi-heure de Kontchalovski. On peut juste regretter que l’édition reprenne le montage international de 3h20 en deux parties plutôt que l’original soviétique, d’une durée de plus de 4 heures et en quatre parties.
Verdict :
En résumé : À défaut d’être un chef-d’œuvre, Siberiade est un film important, à la fois par l’étrange place qu’il occupe dans la filmographie de son réalisateur, que par son souffle poétique et ses quelques moments de grâce sous les boursouflures. La seconde partie balaye d’ailleurs les doutes que peut laisser la première, trop théâtrale et mécanique.
Victor Lopez.
Siberiade d’Andrei Kontchalovski, disponible en DVD, édité par Potemkine, depuis le 04/09/2012.