Afin de bien préparer la venue à Paris du grand Johnnie To, invité d’honneur de la 10ème édition de Paris Cinéma, East Asia revient sur cinq film récents et importants du cinéaste hongkongais : le pessimiste diptyque Election, le génial Exilé, le lumineux Sparrow et la production Filature. De quoi patienter jusqu’à la nuit Johnnie To au Forum des Images vendredi 29 juin, et la présentation de son excellent et nouveau métrage La Vie sans principe. Par Victor Lopez.
50 Films
Si Vengeance, le dernier To à être sorti en salles en France avant le très furtif Accident, laissait un arrière goût d’inachevé et de déception, on peut toujours se consoler en se disant qu’il s’agissait là du cinquantième film du cinéaste hongkongais, et qu’on n’est donc pas à l’abri de découvertes passées et futures tant sa maîtrise et son talent éclatent tout de même à chaque plan de son dernier polar. En attendant de redécouvrir l’hommage que lui rend Paris Cinéma en présentant, outre le très récent La Vie sans principe (en salles le 11 juillet), Loving You (1995), Lifeline (1997) et The Longest Night (1998), retour vers le passé le plus récent et connu du cinéaste, à travers une relecture de cinq films réalisés après 2005. Pour les replacer grossièrement dans la carrière du cinéaste, disons qu’il s’agit de sa période la plus libre, après une décennie d’apprentissage dans les années 80 à réaliser des commandes (comédies, films romantiques, quelques polars) pour les studios, avant d’accéder à la notoriété dans les années 90 en montant sa boîte de production, Milky Way Image, tout en se spécialisant dans des polars ultra stylisés de plus en plus aboutis (sans oublier de réaliser de temps à autre des productions plus standardisées pour le marché local, comme vient le montrer sa dernière production Romancing in Thin Air). Cinq films qui témoignent de l’aboutissement de ce système en conciliant à la fois ambitions personnelles et ancrage dans un genre extrêmement codifié.
Election 1 et 2 : Johnnie To, Parrain du cinéma de Hong-Kong
Réalisé en 2005, le diptyque Election s’inscrit dans le renouveau du polar hongkongais, renaissant peu à peu de ses cendres grâce au déjanté Time and Tide de Tsui Hark (2001), au solide Infernal Affairs, qui ambitionne en 2003 un retour à une forme plus classique et réaliste, et surtout grâce au minutieux travail de Johnnie To lui-même, qui a su prendre, après 1997, une place laissée vacante par les réalisateurs pensant trouver leur bonheur à Hollywood. Les films de Johnnie To de cette période (disons de Heroïc Trio de 1993 à Breaking News en 2004 en passant par Fulltime Killer, The Mission, PTU, etc.) se font ludiques et inventifs, et ne tardent pas, couplés à la réalisation de productions standardisées pour le public asiatique, à faire de leur réalisateur à la fois le maître du box-office hongkongais et un auteur reconnu internationalement.
Election s’inscrit dans cette veine de polar intelligent et bourré d’idées, mais témoigne aussi d’un caractère plus sombre ainsi qu’un regard désenchanté sur l’évolution de la société chinoise. Le film prend le prétexte de l’élection du délégué d’une triade hongkongaise, qui a lieu tous les deux ans, pour nous entraîner dans un jeu de piste mettant en lumière la face la plus noire de la nature humaine. Le premier film voit Lok, homme d’affaires pragmatique incarné par Simon Yam, perdre son humanité en s’opposant à un chien fou incarné par Tony Leug Ka Fai, alors que la seconde partie voit le même Lok s’opposer à un jeune rival n’aspirant qu’à sortir de la triade, mais bloqué dans un engrenage infernal.
On le voit, la thématique classique de films de mafia est largement empruntée au Parrain (surtout dans le 2, où le personnage de Louis Koo est un mélange de Corleone jeune – il a encore son idéalisme – et vieux – il fait sienne la phrase : « Just when I thought I was out, they pull me back in »). L’intérêt vient du fait que le film suit l’évolution de triades hongkongaises après la rétrocession, et nous rappelle quelque vérités en s’inscrivant dans une modernité glaçante : les plus implacables meurtriers sont maintenant hommes d’affaires et avocats, le gouvernement chinois contrôle largement le fonctionnement des triades, les traditions ne sont plus respectées et n’existent que pour la façade, sauf lorsqu’elles justifient l’écrasement d’un individu, etc.
Exilés : Perfection chiffrée
Exilé, réalisé en 2006 dans la foulée d’Election, emmène le système formel de Johnnie To à sa perfection. Si le film est au premier abord un peu froid et mécanique, presque trop rigoureux dans l’exercice de son style, il acquiert en cours de route une mélancolie réelle, et une impression de liberté totale.
C’est d’abord autour du chiffre cinq que semble s’organiser Exilés, structuré par cinq scènes de gunfight qui opposent cinq hommes au reste du monde. Mais l’équilibre est rapidement rompu par Wo, le cinquième membre du groupe, qui a d’abord dû quitter Macao, où se déroule le film, après une tentative d’assassinat d’un chef de la triade locale (Simon Yam), laissant ses quatre amis seuls, avant de diviser le groupe lors de la première confrontation du film. Pas étonnant que ce fauteur de trouble, qui refuse de se plier à l’élégance mathématique du film, meure rapidement. Les quatre survivants, sorte de nouvelle horde sauvage, tenteront bien une tentative de recomposition avec un militaire croisé sur leur route, puis abandonneront l’idée d’être cinq pour leur dernier combat. De toute façon, à ce stade, on s’est déjà rendu compte que le chiffre cinq est un leurre, et que la construction du film repose plus sur le hasard et l’errance, à l’image du parcours du gang du film, qui laisse son destin se décider à un jeu de pile ou face. C’est alors plutôt dans la dualité de ces deux faces que le film va rechercher son unité.
Outre la figure de l’exil, qui prend grâce à cette pièce lancée au hasard la figure de la binarité, et celle des duels (toujours multiples), qui structurent les gunfights, c’est bien le chiffre deux qui finit par dominer le film. Le projet de Johnnie To est d’abord marqué par cette dualité, puisqu’il s’agit de mélanger aux codes du polar hongkongais traditionnel (avec ses tueurs aux lunettes noires mais à la morale nostalgique, sa caméra toujours mouvante qui filme les fusillades comme des scènes musicales, etc.) ceux des westerns des années soixante et soixante-dix, et notamment européens (citations multiples de Sergio Leone, ambiance à la Peckinpah, musique singeant celle de Morricone, etc.). C’est comme si Johnnie To voulait dans un geste cinématographique, refléter l’image culturelle de Macao, ancienne colonie portugaise à la double culture chinoise et occidentale. Par ses mélanges, le film rappelle l’animé Cowboy Bebop (qui mixe aussi la culture asiatique et le western occidental pour créer une impression de liberté nostalgique) ou fait figure de Kill Bill inversé. Mais cette dualité culturelle est surtout le reflet du style personnel de Johnnie To, qui alterne dans ses films gunfights orchestrés avec maestria et scènes de détentes légères et mélancoliques en rupture complète avec celles qui précédent. Cette fusion et cette complémentarité du style et de la culture créent un sentiment de liberté ludique, de plus en plus fort à mesure qu’Exilés se déroule, et qui atteint son paroxysme dans la dernière scène, magnifique fusillade-suicide filmée à travers le regard d’une canette de Red Bull.
Filature et Sparrow : Des à côtés essentiels
Face à ces deux sommets, les deux autres films choisis peuvent sembler plus anecdotiques. La forme modeste de Sparrow cache pourtant une véritable richesse et la liberté de ton dont fait preuve le film, ses audaces narratives et son humour d’une finesse rafraîchissante laissent une durable impression de jubilation chez son spectateur. Film jazzy aux allures de comédie musicale sans chansons, Sparrow se concentre sur quatre pickpockets aux prises avec une étrange femme fatale. Leur confrontation débouche sur une magnifique scène finale, balai nocturne de parapluies dans un Hongkong à la fois imaginaire et réel. Car c’est avant tout comme un hommage à sa ville que Johnnie To a conçu ce film, qu’il a tourné sur trois ans entre deux projets plus lourds.
Filature complète donc ce poème urbain en présentant la ville d’une manière autrement plus heurtée. Les courses-poursuites à pied et les fusillades sur les échangeurs d’autoroute remplacent les promenades à vélo. Bien loin pourtant de ce que laisse présager la police du titre français calquée sur celle de la série 24 heures chrono (!), le film n’est pas une apologie de la technologie et de la modernité, mais présente une ville furieusement organique (on passe son temps à y manger), et où l’intuition et l’intelligence des personnages sont bien plus utiles que les gadgets de l’ère numérique. Ce caractère presque artisanal de Filature reflète bien la manière dont Johnnie To, qui se contente ici de produire mais dont la patte se ressent partout dans le métrage, envisage le cinéma. Car si le film est effectivement bien en deçà des quatre autres, il permet de souligner la cohérence du fonctionnement de Milky Way : la récurrence des acteurs (dont ici encore Simon Yam, toujours parfait que ce soit en chef de triade à la violence rentrée, en sympathique pickpocket ou en gangster excessif) et de l’équipe technique comme artistique (c’est ici Yau Nai-Hoi, scénariste de 24 films pour To, de Bare Foot Kid en 1993 à Triangle en 2007, qui réalise), permet une rapidité de l’exécution et une certitude de l’ouvrage bien fait même pour les films plus mineurs comme celui-ci.
Temps forts Johnnie To à Paris Cinéma
* 29/06 (21h30) Avant-première de La Vie sans principe de Johnnie To présenté par le réalisateur dans le cadre de la « Nuit Hong Kong » au Forum des Images.
* 30 Juin (17h et 19h30) Programmes Fresh Wave
Johnnie To présentera deux programmes de courts métrages primés à la Fresh Wave, festival dont il est le parrain. En présence des réalisateurs.
* 1 Juillet (16h30) Projection du documentaire Johnnie Got His Gun d’Yves Montmayeur en sa présence et celle de Johnnie To
* 1 Juillet (18h30) Masterclass Johnnie To
Animée par Xavier Leherpeur
Victor Lopez.
Plus d’infos sur le site de Paris Cinéma ici.