Duch, le maître des forges de l’enfer de Rithy Panh (Cinéma)

Posté le 3 janvier 2012 par

Poursuivant son travail de mémoire sur le génocide cambodgien, Rithy Panh donne dans Duch, le maître des forges de l’enfer, la parole au bourreau, comme un passionnant et fascinant contrechamp au travail qu’il entreprend depuis plus de vingt ans. Par Victor Lopez.

De Site II (1989) aux Artistes du théâtre brûlé (2005) en passant par S21, la machine de mort Khmère Rouge (2002), Rithy Panh n’a eu de cesse de construire un cinéma de la mémoire, où la parole des victimes inscrivait sur la pellicule le souvenir du génocide cambodgien perpétré par les Khmers Rouges de 1975 à 1979. On s’étonnait alors de retrouver il y a peu ce cinéaste, qui arrivait dans ses documentaires à rendre l’histoire si vivante, parfois par une fictionnalisation de celle-ci (la rendant plus réelle et palpable encore), aux commandes d’une adaptation terne et ampoulée de Marguerite Duras, avec Un Barrage contre le Pacifique, dans lequel son style était embaumé dans une reconstitution bien sage. Fort heureusement, Duch vient clore la parenthèse « Qualité française » de Rithy Panh, en creusant le sillon intarissable de l’histoire et la mémoire du Cambodge.


Duch, le maître des forges de l’enfer présente cependant un dispositif inédit dans le cinéma de Rithy Panh, puisque cette fois, le cinéaste de la mémoire des rescapés, des disparus, des victimes, filme d’abord la parole du tortionnaire, comme s’il réalisait le contrechamp de toute sa filmographie. Le film met en effet en scène la parole, presque unique, omniprésente, envahissante, de Duch, Kaing Guek Eav de son vrai nom, directeur du M13, avant d’être nommé secrétaire du parti à S21, qu’il a commandé entre 1975 et 1979. Il a là signé, ordonné et organisé en temps que formateur la torture et la mise à mort de 12380 personnes selon les archives officielles.

Comment alors filmer la parole d’une telle personne ? Comment la mettre en scène et recueillir ce témoignage sans tricher, en déjouant les pièges de sa manipulation et en évitant que le jugement ne vienne parasiter son déroulement ? Terrible question à laquelle se confronte Rithy Panh, et à laquelle son film répond de la manière la plus simple, directe et sincère. D’un côté, la parole de Duch, longuement développée dans l’isolement et le calme d’un tête à tête, de l’autre, quelques images d’archive et de scènes de reconstitution. Parfois, les deux se recoupent, le bourreau ne cache pas ses crimes, reconnait les meurtres, d’autres fois, elles se confrontent, l’homme nie certaines tortures, élude certains points, parle de contre-vérités… Ce sont les seuls moments où la parole de Duch semble impuissante face aux témoignages qui viennent contredire le sien, et qui lui sont montrés sur un écran d’ordinateur. L’homme, comme s’il n’avait plus de mots, se contente de rire, dans un terrible aveux d’impuissance qui terrifie autant par ce qu’il cache que par ce qu’il n’arrive plus à cacher.

Duch, le maître des forges de l’enfer est alors un formidable film sur la parole, sa puissance et ses limites. Duch lit à de nombreuses reprises les mots du parti, slogans de propagande, dont la compréhension, nous explique-t-il, va de pair avec les massacres. Mieux, la langue du parti, entre 1975 et 1979, se confondait avec son usage : la torture, le meurtre, l’extermination… La parole telle que la filme Rithy Panh dans ses films tend à créer un sens nouveau, à contredire celui de ces tragiques années, en cherchant la vérité, l’explication et la compréhension d’événements indicibles et incompréhensibles. La parole de Duch a une double forme : elle vient d’un côté éclairer d’un nouvel angle les événements, elle sert de l’autre de justification, non à ce qu’à fait le parti, mais à Kaing Guek Eav en tant qu’individu. S’il se glorifiait alors d’être un « pur instrument du parti », il se pose maintenant à la fois en bourreau (la parole explicative) et en victime (la parole justificative), obligé d’agir ainsi pour survivre et en se présentant en tant qu’individu à la pensée broyée par une machine collective.

Toute l’ambiguïté est alors de distinguer ces deux régimes de paroles : où commence la justification et où se termine le témoignage ? Et est-ce que le fait de ne jamais être sûr de la frontière invalide tout le discours du personnage ? Duch, le maître des forges de l’enfer laisse son spectateur assez libre de se faire une opinion sur cette passionnante problématique, mais indique clairement et subtilement les failles du discours de Duch, de sorte que la justification apparait pour ce qu’elle est et que la méfiance persiste tout au long du film. Jamais la fascination que peuvent exercer les mots du bourreau ne se confond avec une possibilité de rédemption, de pardon, mais seulement d’éclairage prudent. Pour preuve, cette fin, dans laquelle Duch explique son rapport à la religion : l’homme a choisit le christianisme car c’est là une religion où le remords permet le pardon. Un choix ainsi justifié suffit certainement pour invalider sa sincérité…

Verdict :

Passionnant film sur la parole, Duch, le maître des forges de l’enfer de Rithy Panh vient éclairer de manière bouleversante le génocide cambodgien en donnant la parole à l’un de ses architectes. On en ressort tiraillé et bouleversé.

Victor Lopez.

Duch, le maître des forges de l’enfer de Rithy Panh, en salles le 18/01/2012.