Thriller sud-coréen précédé d’une réputation de film-choc, Bedevilled ne serait-il qu’un film trash de plus ? Pas vraiment. Et c’est tant mieux. Loin de l’exercice gore terroriste ou du slasher movie d’éjaculateur précoce qu’on pouvait craindre, Bedevilled se distingue d’abord par sa texture visuelle : au plus intime du grain de l’image, net, lumineux, implacable, semble sourdre un malaise diffus, explosant le carcan du film de genre et hissant son propos, par-delà les poncifs, au rang de la parabole. Par Antoine Benderitter.
Échapper à l’embourbement
L’envers de la médaille, c’est qu’il faut du temps au récit pour atteindre une telle hauteur. Et qu’au début de sa lancée, le film semble cafouiller, jeter des regards de travers – vers d’autres films, d’autres genres, des histoires parallèles et des personnages d’arrière-plan. D’où un rythme déroutant, d’abord haché et précipité, puis répétitif, presque lourdaud.
Oui, Bedevilled tarde à abattre ses cartes. Pudeur d’un cinéaste qui réalise là son premier long-métrage ? Souci de bien faire, graduellement, lourdement, pour mieux creuser son sillon ? Toujours est-il que parfois, pendant le visionnage, on ne sait plus au juste dans quelles eaux le film s’aventure, ruminant ses images et ses situations au point de stagner – sans tout à fait s’embourber – à mi-parcours et sur sa fin.
Est-ce gênant ? Au fond, pas tant que ça. “Bedevilled” signifie miné, tourmenté : c’est dans les méandres des sentiments refoulés que tout se noue ; et on assiste avec une curiosité vigilante aux atermoiements du scénario.
De l’urbain à l’insulaire
Au commencement : un cadre purement urbain. Et des confrontations mises en scène avec un curieux mélange de frontalité et d’ellipses, marquées par les dérobades de l’héroïne, Hae-won. Le terme d’héroïne est d’ailleurs impropre : la jeune trentenaire n’a pour elle qu’une beauté un peu lisse, toute de froideur dédaigneuse. D’emblée on la découvre pétrie de narcissisme (face à sa propre image) et d’anxiété (face aux autres). D’où repli sur soi. Égoïsme. Primauté de l’instinct de conservation.
Hae-won doit d’abord faire face à une spirale paranoïaque : occasion pour le film de frôler l’humour noir et de faire songer, aussi provisoirement que trompeusement, au cartoonesque Drag Me to Hell (2009) de Sam Raimi. Mais ceinte dans une mise en scène millimétrée, c’est la crispation qui s’impose, une sensation de cauchemar. Dès lors, le film bifurque : au bout du rouleau, Hae-won part se changer les idées à Moodo, petite île reculée sur laquelle, adolescente, elle passait ses vacances.
Désormais, le film peut vraiment commencer. L’arrivée sur l’île est l’occasion d’un choc des cultures et des personnes. Les séquences de machisme, d’humiliation sur Bok-nam, l’amie d’enfance de Hae-Won, s’enchaînent dans une fringale sadique ; les autres habitants de l’île, particulièrement son mari et sa belle-mère, exhibent une cruauté monolithique. Grosses ficelles mais efficacité réelle, qui doit beaucoup à l’interprétation des acteurs : tous s’érigent en masques saisissants, dotés de ce frisson infime (rictus sur le visage, éclat du regard) qui les préserve de la stricte caricature. Et ne les rend que plus inquiétants.
Du sadisme à la mélancolie.
Lentement, inexorablement, la tension monte. Complaisance dans le sordide. Effacement de la présence de Hae-won, témoin passif (dont on épousait initialement le point de vue) au profit du calvaire de Bok-nam. Jusqu’à provoquer chez le spectateur de l’irritation, voire du malaise – comme si, un peu comme Bok-nam, il était abandonné. Rendu impuissant. Enfin, le point de rupture est atteint. Le film aligne les scènes de vengeance à n’en plus finir, et bascule dans une irréalité cauchemardesque, résurgence des films de genre les plus gores.
Surprise : cette catharsis de violence n’est pas le dernier mot de Bedevilled. Le film glisse de la furie vers le ressassement, et se résout dans la mélancolie. Traditionnel apaisement post-traumatique des films horrifiques ? Certes, mais aussi conclusion de la parabole. Car face aux métaphores limpides du récit – l’île montrée comme ensemble organique, se télescopant avec le corps souillé des femmes et le corps déchiré de la société sud-coréenne – un sentiment poignant nous happe. L’impuissance à aimer, ou même simplement à communiquer, se révèle dans ses conséquences les plus dramatiques. Et s’accompagne, étrangement, de la primauté d’une lumière irradiante – sous laquelle les hommes et les femmes, tour à tour, éclatent de rire et agonisent, jouissent et se décomposent. Horreur cosmique. À laquelle une seule issue : un sursaut d’empathie. C’est du moins ce que semble chuchoter craintivement, tristement, et comme en guise d’avertissement, ce troublant film-exutoire.
Antoine Benderitter.
Verdict :
Blood Island (Bedevilled) de Jang Cheol-so, disponible en DVD et Blu-Ray chez Distib Films depuis le 03/05/2011.
A noter, la sympathique opération de Distrib Films, qui propose le Blu-Ray au même prix que le DVD, à 20 euros. Vu la très belle copie du film en HD, il n’y a pas à hésiter !