Alors que l’on a déjà pu goûter au Hong Sangsoo 2011, Oki’s Movie, un bon cru, et que l’excellent Ha Ha Ha sort en salle le 16 mars, on célèbre le cinéaste à Deauville et à la Cinémathèque Française. Double occasion de se repasser l’intégrale du cinéaste et de revenir sur quelques uns de ses films. Par East Asia.
1996 : Le jour ou le cochon est tombé dans le puits.
par Victor Lopez.
A force de le voir travailler les mêmes schémas depuis maintenant 15 ans à grand coup d’épure ironique, on avait presque oublié la ténébreuse gravité du Hong Sangsoo des débuts. Revoir aujourd’hui Le jour où le cochon est tombé dans le puits (1996) en miroir de Ha Ha Ha (2010) est un choc. C’est le même théâtre absurde d’une quotidienneté détraquée à force d’arrangements foireux avec nos désirs et de petitesses malhabiles qui se joue, mais le cinéaste est plus proche de la densité dramatique du Öphuls de La Ronde que de la légèreté optimiste d’un Rohmer auquel on le compare parfois abusivement.
Le jour où le cochon est tombé dans le puits, le premier film du réalisateur, est certainement aussi son moins accessible : jamais Hong Sangsoo ne donne les règles de son jeu cruel et un sentiment d’aléatoire peut tromper les esprits peu avertis par la précision du dispositif du cinéaste. L’humour même, que crée la mise à distance perpétuelle de la mise en scène, se cache sous le tragique de la fable et n’est pas immédiatement décelable. Et que dire de ce moment magique, ou l’ultra-réalisme se fait pour la première fois si étrange sous la caméra de Hong, qu’il devient irréel, sans que l’on puisse dire exactement ce qui ne colle pas dans le tableau que l’on a sous les yeux ?
Par chance, on avait découvert en France l’univers de Hong Sangsoo en tir groupé : celui-ci était accompagné du Pouvoir de la province de Kangwong – à la candeur bucolique – et de La Vierge mise à nue par ses prétendants – au noir et blanc enchanteur – , qui éclairaient un beau jour de février 2003 ensemble le dispositif artistique du réalisateur. On redécouvre maintenant que Le jour où le cochon est tombé dans le puits est le moins accessible des film de Hong Sangsoo, mais aussi peut-être son plus beau.
2000 : La Vierge mise à nue par ses prétendants.
par Fabien Alloin.
Un noir encre, un blanc agressif, surexposée, l’histoire que met en scène Hong Sangsoo est affaire de contraste. On y voit une jeune femme effacée, muette, face à deux soupirants suspendus à ses mots et à ses gestes ; des cadres remplis d’une fureur stylistique où vit un vide vertigineux ; une jeune femme vierge sur le point de se donner à des hommes ne savant pas comment lui faire l’amour. Exercice de style, La vierge mise à nue par ses prétendants est l’histoire d’une panne. C’est l’histoire d’un cinéaste, en manque d’inspiration et celle d’un séducteur ne sachant plus le prénom de la femme qui se trouve allongée à ses côtés. C’est également le témoignage d’une jeune femme qui ne sait comment vivre, forcée de tenir la main d’un homme pour avancer.
Hong Sangsoo joue avec la narration, l’éclate, la fait bégayer et perd volontairement ses spectateurs durant les deux heures de son film. Invités à errer avec les personnages, on vit alors le film avec eux, sans s’inquiéter à aucun moment des enjeux même du récit, aussi perdus qu’ils le sont. Le film devient expérience troublante au moment même où on y perd pieds. Accompagné du fantôme déchirant de l’actrice Eun-ju Lee, on ne retrouvera jamais notre chemin et La vierge mise à nue par ses prétendants, malgré ses promesses finales pleines d’espoir, se terminera dans un cul de sac. Vain mais bouleversant, ceux qui y sont rentrés y errent encore.
2004 : La Femme est l’avenir de l’homme.
Par Victor Lopez.
Après la géniale « trilogie » avec laquelle on l’a découvert en France en 2003, Hong Sangsoo signe quelques films moins forts, puis revient avec une atmosphère plus mélancolique et légère de son exil parisien pour Night and Day en 2008. La femme est l’avenir de l’homme, qui date de 2004, fait parti de cette période transitionnelle un peu bancale, et se regarde maintenant plus comme le jalon d’une puissante filmographie que comme une œuvre à part entière.
Et s’il est un peu approximatif, un peu redondant, cela ne veut pas dire qu’il ne jongle pas aussi avec quelques scènes marquantes et amusantes. Sommet dans la première catégorie, une demande de fellation impromptue vient choquer par sa cruauté et crudité le spectateur attentif (il faut l’être pour comprendre la subtilité des situations du film). Toujours aussi réjouissante, une autre scène d’échange narcissique d’écharpes surprend par sa justesse surréaliste. De tels moments méritent à eux-seuls que l’on se penche sur ce film mineur d’une œuvre essentielle.
2008 : Night and Day.
par Anel Dragic.
Les films d’Hong Sangsoo comportent toujours une part autobiographique. En dépeignant des milieux artistiques et intellos, le réalisateur s’amuse à représenter, de manière tragicomique, les vies qui l’entourent, tout autant que la sienne. Night and Day ne dépareille pas et fait écho aux voyages du réalisateur en France. L’histoire est très simple, voire toute bête : un jeune peintre fuit son pays pour échapper à une arrestation. Il arrive à Paris, mais très vite, l’étonnement laisse sa place à la monotonie. Les journées d’ennui se voient ponctuées par l’apparition de certains personnages, en majorité féminins car indéfectibles de l’œuvre de Hong Sangsoo. Ce qui commence agréablement se désagrège progressivement tout en se jouant de la passivité du personnage jusqu’à le pousser à bout.
Le réalisateur continue donc son petit bonhomme de chemin et enchaine les œuvres qui se ressemblent, mais Night and Day peut faire office de pause récréative. Sans se prendre au sérieux pour autant, on retrouve ici une certaine désinvolture, caractéristique de ses films, mais pour le spectateur français (et c’est probablement le cas pour le spectateur coréen aussi), il est indéniable qu’un passage à Paris tranche quelque peu avec les précédents métrages, mais aussi avec les suivants. Un film un peu différent donc, mais pas trop, qui s’inscrit parfaitement dans la filmographie routinière du réalisateur.
2009 : Les Femmes de mes amis.
par Victor Lopez.
Si la pauvre littéralité du titre, Les femmes de mes amis, reflète mal l’indicible décalage de l’œuvre d’ Hong Sangsoo, que traduit mieux l’international Like you know it all, c’est intact que l’on retrouve l’univers singulier du cinéaste, après sa parenthèse parisienne Night and day.
Les femmes de mes amis répète en effet les figures connues des précédents films, et en travaille les motifs de manière presque archétypale. Les films de Hong Sangsoo racontent en effet toujours le voyage d’un coréen, souvent, comme ici, cinéaste, dans une province de son pays, au sein de laquelle il va se perdre dans son quotidien. Pas d’effet grandiloquent dans ce passage d’un hyperréalisme désœuvré (les personnages ne font en effet pas grand chose, si ce n’est boire énormément, et discuter un peu…) à un surréalisme flou. L’impression d’indécidable étrangeté et d’évaporation de la réalité vient dans son cinéma d’une minutieuse scrutation du réel, et d’un jeu répétitif, au sein duquel les actions se font bizarrement échos au point de perdre leur substance (le cinéaste privilégie une structure en deux parties miroirs).
On retrouve tout cela ici, traduit de manière exemplaire dans une mise en scène donnant une impression de liberté millimétrée. Il faut voir ces plans d’une durée élancée, filmant une discutions frontalement et souvent en temps réel, pour soudain quitter le lieu du discours (on ne peut pas vraiment parler d’action ici) et aller se focaliser sur un détail annexe (une chenille, un couple nageant dans une piscine…) et sans rapport avec le reste, puis revenir au point initial pour mesurer la méticuleuse construction formelle à l’œuvre.
Au plaisir de retrouver cette musicalité unique, mélange de quotidienneté surréaliste, de légère trivialité, de naïveté et de cruauté, s’ajoute ici une auto-ironie distante, qui se concentre sur le personnage lâche et envieux du cinéaste du film. Mais contrairement à l’indécision qui anime ce double négatif et fictionnel de Hong Sangsoo, rêvant de faire un film pour 2 millions de personnes et de normalité, on peut être sûr en voyant le film que son auteur sait parfaitement où il va et ce qu’il fait, et qu’il n’est pas prêt de brader la délicieuse radicalité de son cinéma.
2010 : Ha Ha Ha.
par Victor Lopez.
Quelques mois après Les femmes de mes amis, Hong Sangsoo est de retour avec un nouvel opus, toujours aussi fauché, mais encore plus jouissif et inventif au titre rigolard : Hahaha. Jouant encore avec les mêmes figures (les aléas sentimentaux en forme de conte sur la lâcheté humaine), le cinéaste continue d’évoluer et abandonne quelque peu la cruauté et l’étrange surréalisme de ses premiers films pour se diriger vers un cinéma plus léger en signant cette fois une franche et délicieuse comédie. Le cadre est cependant dessiné avec la précision habituelle du réalisateur, qui le rapproche autant de Resnais par sa malice formelle que de Rohmer par celle thématique. Ici, deux amis d’enfance passent un long moment à boire (image fixe et en noir et blanc composée de photos ponctuées de moult «Tchin-tchin, santé ! ») et se racontent à tour de rôle des bouts d’histoire de leur vie, sans se rendre compte qu’ils ont des connaissances communes et parlent des mêmes gens. La femme dont tombe amoureux l’un est par exemple la copine d’un ami de l’autre, et certains de ses actes trouvent leurs explications dans le discours d’en face.
Au spectateur alors de recomposer autour de ces deux récit un troisième, qui serait une approximation plus juste (mais toujours incertaine, comment savoir ce qui est vrai : de légères variations dues aux différences de points de vue et d’opinions des deux narrateurs jettent un perpétuel voile sur la totale exactitude de leur récit) de la réalité. Jamais cependant ce dispositif ne gâche le plaisir jubilatoire que l’on prend à suivre cette comédie. Le jury d’un Certain Regard ne l’a d’ailleurs pas boudé, décernant son prix au cinéaste coréen lors du dernier festival de Cannes.
2010 : Oki’s Movie.
par Victor Lopez.
Ha Ha Ha sort à peine dans les salles françaises que déjà Hong Sangsoo a terminé ce Oki’s Movie, variation courte mais toujours pleine d’idées sur les éternels canevas et thématiques du cinéaste. La réussite de ce Oki’s Movie tient à trois éléments. Tout d’abord, Hong est arrivé à une maîtrise parfaite de ses moyens cinématographiques, ce qui rend le film extrêmement plaisant à regarder. L’œuvre démontre encore une fois l’accessibilité absolue d’un cinéaste réputé intellectuel. Ensuite, si le réalisateur a de moins en moins d’argent, il a toujours autant d’idées, et l’astuce scénaristique ici expérimentée est encore une fois une merveille d’inventivité narrative. Quatre histoires mettent en scène les mêmes personnages dans des situations identiques, changeant les points de vue sur les événements, et peut-être l’époque et le film (pour comprendre cette dernière assertion, il faut avoir vu l’œuvre…). Enfin, la justesse des rapports humains décrits touche encore une fois et font de Hong Sangsoo un grand peintre moral. Rajoutons qu’une scène, où le héros cinéaste est sommé d’expliquer sa conception du septième art, vaut comme justification teintée d’ironie (l’orateur est comme il se doit, tout à fait alcoolisé), de toute la démarche artistique de Hong Sangsoo. Ce n’est pas le sujet ou les thèmes qui importent, mais les rapports humains qui priment. Et ceux-ci évoluent : on juge quelqu’un avec certains éléments un jour, d’autres éléments nous font voir cette personne différemment un autre. A travers la multiplicité des points de vue sur les êtres, les choses, les événements que proposent les films de Hong Sangsoo, c’est une bien belle définition du cinéma qu’il propose là.
Rétrospective HONG Sangsoo (En sa présence) du 14 au 28 mars 2011 à La Cinémathèque française.