Interview vidéo exclusive avec Jia Zhangke, réalisateur de I wish I knew, histoires de Shanghai

Posté le 17 janvier 2011 par

East Asia a rencontré le cinéaste Jia Zhangke à l’occasion de la sortie de son dernier film : I wish I knew, histoires de Shanghai. Interview filmé et exclusive avec le réalisateur de Still life et 24 City. Par Victor Lopez.

Lorsque nous avons appris que Jia Zhangke venait à Paris pour accompagner la sortie de I wish I knew, histoires de Shanghai et qu’il était disposé à nous rencontrer, un sentiment de joie et d’excitation s’est emparé de la rédaction d’ East Asia. Non seulement ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre un cinéaste de cette envergure, mais en plus, son dernier film soulève moult questions et nous avions hâte qu’il nous éclaire sur celles-ci. En une petite demi-heure d’entretien, le cinéaste a pu répondre avec une grande gentillesse à toutes nos questions. Vidéo exclusive de cette rencontre !

Pourquoi avoir choisi Shanghai comme cadre et sujet de I wish I knew et qu’est-ce qui vous touchait personnellement dans l’histoire de la ville ?

Personnellement, je n’ai aucun lien qui me relie à cette ville. Je suis né à l’intérieur des terres, dans un petit chef-lieu de district d’une province de Shanxi. Avant de préparer ce film, je n’avais pratiquement jamais été à Shanghai. Mais quand j’ai fait mes études aux débuts des années 90 à Pékin, je me suis intéressé à l’histoire contemporaine de la Chine et ai lu énormément d’autobiographies de personnages importants. Je me suis rendu compte à quel point la plupart de ces personnages avait vécu à un moment ou à un autre à Shanghai, et j’ai compris que pour m’intéresser à l’histoire de mon pays, je devais avant tout m’intéresser à l’histoire de cette ville.

Parallèlement, dans les années 90, je me suis rendu compte à quel point, dans notre éducation et la façon dont on nous avait enseigné l’histoire, celle-ci avait été réécrite et déformée pour des besoins de propagande. Cela a renforcé mon désir de faire un travail de mémoire et d’aller à la recherche d’une histoire plus vraie, plus juste… Je me suis dit que par le biais de la ville de Shanghai, si je m’attachais à trouver des témoins encore vivants des épisodes de l’histoire contemporaine de la Chine, non seulement j’aurai accès à des histoires d’individus, mais à travers elles, j’aurai accès à l’histoire de la Chine.

Comment avez-vous choisis vos intervenants et travaillé avec eux ?

Je me suis d’abord dit que l’urgence était d’interviewer les plus âgés, certains ont plus de 90 ans. Grâce à eux, je pouvais avoir accès à ce qui s’était passé dans les années 30. Donc finalement, mon documentaire retrace l’histoire de la ville des années 30 jusqu’à aujourd’hui. Je me suis demandé qui avait vécu dans cette ville, pour en présenter le tissu social. Vu l’histoire de la ville, s’est imposé à moi le fait qu’il fallait interroger un fils de capitaliste, des gens qui avaient été importants sur le plan militaire, d’autres des triades, des ouvriers, des artistes, des hommes d’affaires, etc. J’ai interviewé plus de 80 personnes ! Il n’y a eu aucun travail de construction de la narration en amont ou avec eux. Il fallait juste libérer la parole et les laisser parler. Ils commençaient par me raconter des anecdotes de leur enfance et continuaient jusqu’à maintenant…

Vous sous-titrez votre film « un roman de Shanghai ». Qu’est ce qui le relie à la forme romanesque ?

C’est une superposition de deux choses. D’abord le fait que les personnes parlent de leur vécu personnel, de choses souvent enfouies très loin dans leur mémoire et dont elles nous font part maintenant, avec beaucoup de générosité et de courage. C’est donc une façon pour moi de faire part de l’Histoire par ces histoires personnelles.

Et le deuxième niveau de récit qui peut se rapprocher du roman, c’est ma perception de l’architecture et des lieux, que ce soit des petites ruelles des quartiers populaires de Shanghai ou des cours d’eau de la ville. Cette perception très personnel, mise en commun avec les récits de gens, constitue un matériau qui me permet de faire une sorte de bas-relief, de sculpture des personnages et de la ville.

Le personnage de Zhao Tao, qui lie ces deux aspects, était-il présent dès le moment de l’écriture et que représente-il ?

J’ai pensé à cette partie de fiction que j’ai intégré dans le film lors de mes repérages dans la ville car je me suis retrouvé confronté à une complexité au niveau des lieux et surtout à un mélange de l’ancien et du moderne. Non seulement, il y avait des buildings qui venaient d’être construit, mais aussi des constructions qui datent d’il y a plus de cent ans. Il m’arrivait de me promener la nuit dans la ville et de me sentir tout d’un coup voyager dans le passé, de passer de 2010 aux années 20, et de ressentir la concentration de tous les gens qui habitent et ont habité la ville. Pour moi, Zhao Tao permettait de représenter toutes ces voix des gens qui ont quitté ce monde et n’ont plus la parole. Car finalement, ceux que j’interviewe ne sont qu’une infime partie de personnes qui ont encore la possibilité de faire part de leur parole. Il me fallait donc essayer de représenter tous les autres, ces voix désormais muettes.

Ce qui frappe aussi dans I wish I knew, c’est l’omniprésence du cinéma, comme s’il inscrivait mieux que les images d’archives la réalité d’une l’époque. Le cinéma a-t-il pour vous ce rôle te témoignage sur un temps et un lieu ?

Les extraits des films que j’ai utilisés ont tous un lieu avec les personnages que j’interviewe et me permette parfois de montrer à l’écran les personnages dont parlent les interviewés. Par exemple, lorsque le fils de cette actrice parle de sa mère ( Shangguan Yunzhu – ndlr), je ne peux plus la filmer, mais par contre, je peux toujours la montrer à l’écran par le biais des films dans lesquels elle a joués. Même chose pour la rivière Suzhou, qui maintenant n’est plus ce qu’elle était au moment où Lou Ye a tourné son film Suzhou River. En insérant un passage de son film, je peux montrer à quel point des éléments de l’espace de la ville disparaissent ou changent.

Je n’aime pas particulièrement, dans le cadre d’un documentaire, utiliser des films ou des photos d’archive parce que je préfère avoir accès aux témoignages et à la parole de personnes encore vivantes qui me font part de ce qu’ils ont ressenti ou vécu. C’est pour moi un moyen plus intéressant de faire un travail de documentaire. Dans les extraits que je montre, il y avait pour moi ce qui était essentiel et que je voulais montrer de la ville de Shanghai.

Vos premiers films parlaient de la jeunesse chinoise, et vous vous en éloignez un peu depuis Still life. On a cependant l’impression que ce film remonte aux générations précédentes pour mieux l’expliquer. I wish I knew s’adresse-il en priorité à la jeunesse chinoise ?

En Chine, on n’encourage pas du tout les gens à se tourner vers le passé. La jeunesse actuelle est ainsi complétement ignorante de l’histoire de la Chine. Moi-même, je sens qu’il y a des détails que je ne connais pas suffisamment de ce qui est constitutif de notre passé. On se rend compte à quel point des problèmes et des difficultés qui surgissent dans notre présent sont issus du passé. Il est donc impossible de les résoudre si l’on est ignorant de ce passé. J’ai écrit un article dans lequel je disais que je me sentais comme un orphelin à la recherche de ses géniteurs. J’ai toujours ce besoin d’en connaitre plus sur mon passé.

Et comment le film a-t-il été reçu en Chine ?

La sortie nationale a eu lieu début juillet et le film a été présenté sur le site de l’exposition universelle à partir du mois d’Août et jusqu’à la fin de l’exposition. 200 000 spectateurs sont allés le voir dans le cadre de l’exposition. Cela a suscité des débats importants, surtout dû au fait que c’est nouveau de faire un travail historique de cette façon alors que les gens sont plutôt habitué à entendre le discours officiel sur l’histoire contemporaine de la Chine. Mais c’était un débat très intéressant et utile.

Le fait d’être produit par la Shanghai Film Group Corporation (une structure étatique régionalisée) pour I Wish I knew vous laisse-t-il tout de même une totale liberté d’expression ou avez-vous du modifié certains éléments ?

Cela n’a aucune influence sur ma liberté de création. On a l’habitude de collaborer depuis The World, Still Life, 24 City… Ils interviennent en tant que société de production, donc de façon indépendante : il ne s’agit pas d’argent de l’état.

Le montage et la musique suggèrent une réelle compassion et douceur pour les gens dont vous faîtes le portrait, tout en soulignant le côté tragique de certaines vies. Quelle était la tonalité que vous souhaitiez donner au film ?

Au niveau de la musique, j’ai collaboré avec Lim Giong, le compositeur taïwanais. Nous avons passé beaucoup de temps à circuler dans Shanghai pour voir comment on ressentait cette ville. Ce que voulais faire passer sur le plan sensoriel, c’était de voir ce que l’on ressent dans cette ville par-delà toute la légende que l’on entend à son sujet et de la percevoir de l’intérieur. Je voulais aussi faire part des souffrances qui sont intrinsèques à cette ville et que l’on ressent dans le récit des gens : toute cette tristesse, cette mélancolie, cette trace de pleurs, qui sont très présentes. Je voulais aussi témoigner d’une certaine perplexité face à la complexité de la ville, de la réalité actuelle et du passé et montrer combien il est difficile de percevoir de façon plus claire de quoi est constitué notre passé, notre mémoire…

Le titre s’est-il imposé immédiatement ?

Quand j’ai interviewé ce monsieur qui est fils de capitaliste de Shanghai, il m’a dit qu’il aimait chanter. Quand je lui ai demandé quoi, il s’est mis à me chanter I wish I knew et je me suis que c’était un beau titre pour le film.

Vous sentez vous proches des cinéastes que vous citez : Lou Ye, Hou Hsiao Hsien, Wong Kar-Waï, voir Antonioni ou John Woo, que vous citiez dans Still Life et 24 City ?

Ce qui est certain c’est que lorsque ces réalisateurs ont un nouveau film, je me précipite pour aller les voir. Je suis l’évolution de leur travail et je les respecte beaucoup.

Pourriez-vous, comme Hou Hsiao Hsien, faire un film en dehors de la Chine, au Japon ou en France ?

Tout à fait ! Pour moi, cela ne ferait pas une grande différence !

Ou est en votre projet d’adapter une nouvelle de Su Tong qui se passe après la révolution culturelle ?

J’ai toujours le désir de faire un film d’après cette nouvelle, mais on n’a pas encore réussit à acheter les droits. Mais j’ai beaucoup d’idées et mon imaginaire travaille très fort sur ce texte.

Vous préparez autre chose en attendant ?

Mon prochain film, que je commence à tourner après le nouvel an chinois, va être un Wu Xia, car je veux traiter d’une période qui va de 1899 à 1911 !

Merci à Matilde Incerti et Audrey Tazière pour avoir rendu cette rencontre possible et à Pascale Wei-Guinot pour la précision de sa traduction.

Entretien réalisé par Victor Lopez à Paris le 24/11/2010.