Outrage : Takeshi Kitano et le regard de l’autre

Posté le 20 juin 2011 par

Outrage , “la grosse daube nippone” de Kitano. L’intitulé de la page web du Figaro pendant le Festival de Cannes de 2010 peut sembler renvoyer au souvenir d’une ancienne déclaration du cinéaste. Beat Takeshi, Lion d’or à la Mostra de Venise en 1997, pour Hana-Bi, Lion d’Argent en 2003 pour Zatoichi , confessant, pour la plaisanterie, vouloir continuer à réaliser des films jusqu’à ce que les italiens les détestent. Au vu de la réception d’ Outrage (2010) à Cannes et dans la presse par la suite, le cinéaste est sur le point de réussir son entreprise de démolition: on commence doucement à le détester. Par Fabien Alloin.

Fondamentalement j’ai commencé par réaliser des film violents et je suis devenu célèbre sous cette étiquette, ce qui m’a agacé et poussé vers des genres différents. ( Kitano – Présentation d’ Outrage dans les bonus du DVD)

A la fin des années 1990, après nombre de films majeurs où le cinéaste a construit par son style et ses thèmes mélancoliques un cinéma qui lui est propre, Kitano Takeshi ne semble entendre qu’une partie des commentaires qui lui sont faits. A savoir la condamnation sans appel de la violence brute, réaliste qui habite ses films. Comme pour prouver qu’il est capable de réaliser des œuvres différentes de celles pour lesquelles on l’encensait et critiquait alors, comme pour prouver qu’il peut laisser de côté armes et bains de sang tout en gardant la même force formelle et émotionnelle, il se tourne vers d’autres genres ; abandonnant derrière lui les yakuzas qui l’avaient aidé à construire son image de cinéaste et d’acteur. Ces films seront L’été de Kikujiro (1999) puis Dolls (2002), deux œuvres d’apparence plus légères, mais tout aussi marquées par les fantômes qui hantaient son cinéma jusqu’ici: le deuil de l’enfance pas encore terminé dans le premier, le souvenir lancinant d’un amour perdu dans le second. Si L’été de Kikujiro touchait juste, comme la continuation des errances de yakuzas précédentes, Dolls perdait en partie la fluidité, le rythme de ses œuvres passées et malgré la puissance évocatrice de son récit, laissait apercevoir une lourdeur de ton jusqu’ici absente de son cinéma. Quoi qu’il en soit, pour l’un comme pour l’autre, quasiment aucune violence dans le cadre.

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Avec les explosions exportées aux États-Unis d’Aniki, mon frère (2000), Zatoichi et ses numériques giclées sanglantes, Takeshis’ (2005) et Glory to the Filmmaker ! (2007) et leur violence absurde, mise en abîme de ses personnages de yakuza des années 1990, Beat Takeshi continue à creuser son cinéma, à le balbutier presque, avec comme mélodie de fond, le souvenir des œuvres passées ; le souvenir de la violence condamné les années précédentes. Très libres, ses réalisations, depuis la fin des années 1990, semblent pourtant dictées par une voix extérieure le poussant à aller plus loin dans l’introspection pour se voir enfin devenir artiste. Forcément, semblant ne réaliser des films que pour lui, Kitano Takeshi perd une partie de son public et la distribution de ses films se voit de moins en moins soignée chez nous – Achilles et la tortue , en salle au Japon en 2008 ne sortira qu’en 2010 en France. Là où Takeshis’ , recroquevillé sur lui même voit l’implosion de l’univers du cinéaste, Glory to the Filmmaker ! le fait exploser aux alentours et, malgré son caractère catharsique, laisse le réalisateur en convalescence. Si Kitano Takeshi s’interroge sur sa condition même de cinéaste dès le cinéphile Zatoichi, il cherche également, à chaque film, plus qu’une reconnaissance, une porte de sortie.

La star de télévision qu’est Beat Takeshi dans son pays, proclamé auteur par l’Europe après les réussites fulgurantes des années 1990, s’est retrouvé enfermé dans son propre cinéma. La noirceur de Takeshis’, le bazar de Glory to the Filmmaker ! , malgré leur humour omniprésent, laissent apercevoir le doute du cinéaste, sa détresse vis à vis de la valeur même de son art, de ses films. Arrive alors Achilles et la tortue et le personnage joué par Kitano lui même : un artiste surdoué lors de sa jeunesse, reconnu, qui perd son talent dès que le monde extérieur commence s’intéresser à lui, à influer sur son travail. Marchant sur une quantité de cadavres impressionnante, le cinéaste termine avec Achilles et la tortue une trilogie introspective non avouée et réalise le film qui lui permettra de tout recommencer à zéro ; lui qui se voit comme un imposteur, comme un bouffon télévisuel arrivé au cinéma par hasard. Lors de l’une des dernières scènes du film, Kitano, enfermé dans une cabane en feu, finit une peinture. Il s’applique, les flammes autour de lui, jusqu’à ce que l’artiste qu’il était jusqu’ici meure. Plus belle scène du film, la plus étrange également, durant ces quelques minutes où tout brûle, le cinéaste semble préparer ses prochains films. L’un d’eux, son dernier jusqu’alors, Outrage , plus qu’un retour chez les yakuzas, plus qu’un retour à une ultra violence brute qu’il avait abandonné depuis de nombreuses années, le voit faire son retour à Cannes et ainsi, lui redonne droit à l’exposition qu’il avait quelques années plutôt ; quelques années plutôt quand il s’est sentit forcé de changer son cinéma.

On m’a souvent posé la question : « Pourquoi ne réalisez-vous plus de films violents? ». Les gens les aiment beaucoup. Là, je me suis dit que ce film était tellement violent qu’on ne me demanderait plus d’en réaliser ! ( Kitano – Présentation d’ Outrage dans les bonus du DVD)

Plus que le film en lui même, c’est le rapport qu’a Outrage avec le spectateur qui cristallise toute la violence présente sur l’écran. Une scène joue excessivement de ce rapport entre la brutalité de l’action et sa réception par le spectateur. Au centre, Kitano, acteur et observateur, s’amuse. Un yakuza vient s’excuser au nom de son clan et amène avec lui le doigt coupé du coupable. L’affaire, comme le veut la règle, devrait ainsi se régler d’elle même. Pourtant, passant de visage en visage, le cinéaste filme la colère de ces hommes soit disant humiliés ne demandant qu’une chose: que le messager venu s’excuser devant eux se coupe également le doigt, là, face caméra… Le doigt du coupable apporté enroulé dans un mouchoir ne suffit pas. Il représente une violence hors champ, hors film même, frustrante ; la couleur du mouchoir, d’un blanc immaculé, vient même dissimuler le sang qu’ils réclament tous, spectateurs compris. Les voix se font de plus en plus fortes et la caméra se tourne vers Beat Takeshi, assis dans un canapé. Il suit plus ou moins la scène mais sourit, spectateur-cinéaste aux premières loges. On propose un cuter au yakuza qui essaye en vain de se couper le doigt avec. Le sang apparaît enfin à l’écran : le cinéaste sourit. Les voix s’élèvent autour de lui alors Kitano prend le cutter à pleine main et lacère le visage du yakuza avec. De l’attente de la violence jusqu’à son explosion, le cinéaste nous sourira deux fois et finira lui même le travail; tout ça, assis tranquillement dans son canapé, simple spectateur.

Durant tout le film, Kitano Takeshi tend le bâton avec lequel on le battra et ne cesse de s’en amuser. Le récit n’existe plus, les yakuzas ne sont plus que des marionnettes et le film, de cadavre en cadavre, ne semble exister que pour énumérer les différentes façons de faire souffrir ou tuer un homme au cinéma. La gratuité de la violence est pour la première fois totalement assumée chez le cinéaste, comme si Takeshis’, Glory to the Filmmaker ! et Achilles et la tortue digérés, le cinéaste retrouvait la liberté de ses premiers films. Il est alors des plus déplaisant de trouver au milieu d’ Outrage une mini-histoire, un épisode contant le quotidien de l’ambassadeur du Gabon, perdu au milieu de ces yakuzas. Assez destructeur pour le rythme du film, très maladroit au niveau du discours, difficile de comprendre l’utilité de ces scènes qui ne déboucheront sur rien si ce n’est à un flou pas vraiment à l’avantage du cinéaste. Comme si, obsédé par le regard des autres, Kitano avait de son côté oublié de les regarder un peu mieux. Pourtant, malgré cela, plus fortes que tout, restent des images, fulgurantes, et des scènes parmi les plus folles filmées par le cinéaste depuis des années – la rencontre d’un homme et d’une fraise de dentiste et l’ellipse qui la suit. Par sa démesure, Outrage laisse Kitano nu et des braises qu’il s’obstinait tel un fou à tenir en vie depuis des années, ne restent que des cendres. Il a beau sourire, moqueur, il en renaîtra forcément quelque chose.

Fabien Alloin.

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Un commentaire pour “Outrage : Takeshi Kitano et le regard de l’autre”

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