Souvenons nous qu’Oncle Boonmee, magnifique film-songe d’Apichatpong Weerasethakul, a fait grincer quelques dentiers lors de la réception de sa Palme d’or à Cannes 2010, et revenons avec un peu de recul sur les attaques du film du plus tranquille cinéaste du monde.
Un buffle s’ébroue dans la jungle. Attaché, il jette un œil à droite, puis à gauche. La voie est libre : ses geôliers, ombres humaines à l’arrière plan, sont occupés hors-champs. Il se libère alors de sa captivité et s’en va vadrouiller librement dans la jungle, où d’étranges singes aux yeux rouges l’attendent. Sans vouloir critiquer les performances de Javier Bardem et Elio Germano (double prix d’interprétation masculine), ce buffle a certainement livré une des plus mémorables interprétations au dernier festival de Cannes. Rarement créature n’aura semblé si justement animée (au sens propre d’avoir une âme et d’être capable de mouvement) au cinéma. Cette première incarnation d’ Oncle Boonme donne le ton d’un film aux mystères profonds mais d’une simplicité immédiate, et ouvre sur un bestiaire fantastique qui s’inscrit dans une quotidienneté totale : singes-fantômes, spectres, réincarnations de vies antérieures et poisson-chat-esprit de l’eau se mêlent à la banalité de la vie d’un domaine apicole perdu au Nord-est de la Thaïlande.
Oncle Boonmee : la planète des songes
La vision d’ Oncle Boonmee est un enchantement complet, un voyage dans un univers que les précédents films du cinéaste avaient annoncé, mais sans véritablement actualiser malgré leurs modernités et originalités. Le tigre parlant de la rupture fantastique de la seconde partie de Tropical Malady, la virée hédoniste contemplative de Blissfully yours et l’exposition Primitive nous préparaient certes bien à ces décrochages fantasmagoriques, aux thématiques spirituelles, esthétiques et politiques, mais Oncle Boonmee fait réellement figure d’aboutissement de l’univers artistique du réalisateur. Que le meilleur film d’un grand cinéaste reçoive la Palme d’or au Festival International du Film de Cannes n’a alors rien de surprenant. D’autant plus que la sensibilité du jury Burtonnien, aussi amateur de bizarreries et d’effets spéciaux bricolés comme le montre Ed Wood, son film le plus personnel, ou La Planète des singes, son film le plus impersonnel, s’accorde parfaitement avec l’univers du film.
La Palme dort ?
Et pourtant, l’attribution de la Palme n’a pas manqué de susciter en France des critiques aux relents de conservatisme . Passage en revue de ces attaques aux arguments parfois des plus ambigus.
Chemin de croix
La palme de la bêtise revient sans doute à La Croix, qui reproche au film d’être inaccessible à tous ceux qui ne sont pas spécialistes de la culture Thaïlandaise et bouddhiste. Alors certes, le film est inspiré d’un ouvrage d’un moine, The Man who could recall his past life, et s’inscrit dans un travail de mémoire sur l’histoire de la Thaïlande. L’exposition Primitive, excroissance artistique du film, en est la preuve. Elle se concentrait sur la jeunesse de Nabua, ville contrôlée par l’armée Thaï entre 1960 et 1980 pour chasser les communistes insurgés. Ce travail revient dans le film sous la forme d’un diaporama présentant des hommes qui prennent la pose déguisés en militaires. Boonmee fait lui aussi à l’histoire de son pays quand il évoque le massacre des communistes.
Alors oui, le film de Weerasethakul s’inscrit dans sa culture et l’histoire de son pays ! Mais il est absurde de le lui reprocher: La Croix n’aurait certainement pas sorti le même argument pour Des Hommes et des dieux, que l’on pourrait pareillement trouver inaccessible à quiconque n’est pas spécialiste de la situation en Algérie et des dogmes catholiques… De plus, cette lecture historique et religieuse n’est qu’une des multiples possibles devant un film qui s’offre au spectateur avec une autonomie totale. Libre à lui de l’accepter comme il l’entend, et de le faire résonner avec ses propres imaginations et préoccupations.
Oncle Boonmee raconte l’histoire d’un homme qui va mourir. Quoi de plus universel que cette thématique ? Pourquoi aurions nous besoin de lire Le bouddhisme pour les nuls pour entendre l’émotion que ressent cet être lorsqu’il se trouve face au souvenir spectrale de sa femme morte depuis vingt ans. Oncle Boonmee, loin de sa complexité annoncée, fait surtout preuve d’une simplicité totale, qui touche au plus profond de notre humanité.
C’est asiatique, donc c’est nul…
Si l’on met de côté l’ennui (argument subjectif auquel il est difficile de répondre), les critiques des détracteurs, notamment de la presse réactionnaire française, se cristallisent autour de cette notion de “n’y rien comprendre”, de prise de tête, de film intello-chiant…
Après un « c’est un film de Kitano, donc nul » (sic), cette attitude prouve surtout une fermeture d’esprit totale et un grand mépris pour le cinéma asiatique (couplé aux blagues de mauvais goût sur le nom imprononçable du cinéaste : oui, bon, il a un nom thaïlandais !). Ce qui dérange ici, c’est moins que cette presse soit incapable d’exprimer une critique constructive sur le film, mais qu’elle rejette ce cinéma de manière a priori sur quelques préjugés car il s’agit du film d’un artiste (donc prise de tête), thaïlandais (donc on n’y comprend rien) et de genre (donc ridicule).
Revenons sur le premier argument (inutile de répondre au fait que ce soit un film de genre thaïlandais, donc nul…), puisqu’on a aussi pu lire que le film avait sa place dans un musée et non au cinéma. S’il s’inscrit bien dans le cadre d’un projet plus large contenant des courts-métrages et une exposition, et que son créateur se présente comme un artiste, cinéaste et vidéaste, Oncle Boonmee est évidement pensé pour être vu dans une salle de cinéma. C’est le lieu par excellence où sa temporalité hypnotique peut s’exercer sur le spectateur. Les vidéos de Weerasethakul réalisées pour l’exposition répondent bien sûr au film, mais présentent un travail sur l’image, la narration et le temps tout à fait différent.
La difficulté de faire entrer un film qui brise les cadres critiques classiques (film fantastique/d’auteur ?, narratif/expérimental ?) entraine alors un rejet, dont les bons mots ironiques cachent mal la paresse intellectuelle et le manque de curiosité pour des cinématographies différentes.
Télérama, démago ?
Plus surprenant, Télérama et quelques autres, qui auraient bien vu les plus présentables Beauvois et Mike Leigh avoir la récompense suprême, se désolaient d’une Palme si peu grand public. A East Asia, on pensait naïvement que Cannes célébrait le cinéma sous ses formes les plus diverses, novatrices et modernes et non que le Festival était là pour ramener les gens dans les salles, ou valider un goût dominant et consensuel. Et si bien sûr, Des hommes et des dieux attire plus de monde et connait un succès par ailleurs tout à fait légitime, le film de Weerasethakul n’a pas suscité le rejet prévu par les sceptiques, avec 45 000 entrées en France en première semaine, et 73 000 en seconde.
Le cinéaste le plus tranquille du monde
Interrogé récemment sur cette réception, Apichatpong Weerasethakul s’est montré très étonné de la polémique, qu’il ignorait jusqu’alors. Et pour cause, il n’y a qu’en France que ce micro-débat a fait rage ! Partout ailleurs, on accueillait avec curiosité cette Palme d’or surprenante. La bonne nouvelle, c’est que le film est même sorti en Thaïlande, dans une salle de Bangkok, ou il a accumulé un million de baths (24 000 euros), fait inédit et exceptionnel pour un film sorti sur une seule copie. Le ministère de la Culture a même accepté de présenter le film tel quel, alors que Syndrome and a Century avait eu des problèmes avec la censure à cause de sa vision des moines. Il est alors amusant de constater que c’est la dernière scène du film, bien innocente pour nous, qui aurait pu faire débat dans son pays.
Si vous n’avez pas encore vu Oncle Boonmee, n’écoutez pas les grincheux français qui crient à l’outrage et faîtes comme le reste du monde : plongez vous dans la Thaïlande onirique de Weerasethakul, certainement le voyage cinématographique le plus enthousiasmant de l’année !
Victor Lopez.