Lorsque nous avons appris que Jean-Pierre Limosin, qui a posé son regard tendre et curieux sur le Japon à deux reprises, dans le fascinant Tokyo Eyes en 1997, engendrant une génération de nipponphiles français à lunettes et le passionnant Young Yakuza en 2007 (sans oublier son beau portrait de Kitano), était présent à Deauville, nous avons sauté sur l’occasion pour le presser de questions sur son cinéma, sa cinéphilie, sa vision du Japon et des yakuzas. Et nous ne fûmes pas déçus par la rencontre : nous avons découvert un homme passionné, avide de partager ses passions et son expérience. Rencontre ! Par Victor Lopez.
Vous avez fait plusieurs films au Japon. Qu’est ce qui vous a intéressé dans ce pays, dans cette culture, et comment l’avez-vous découvert ?
Cela remonte à très loin. J’ai découvert les films muets de Ozu dans les années 80 à la cinémathèque de Londres et cela m’avait vraiment passionné. Peut-être parce qu’il y avait beaucoup de résonance avec les films muets de John Ford. C’est une période de cinéma que j’ai étudiée et que j’aime beaucoup.
À cette époque-là, j’ai appris pendant deux ou trois ans le japonais car je lisais beaucoup de littérature japonaise. En 1981, j’ai eu la chance de faire un voyage d’études sur l’art vidéo au Japon. C’était un pays avec beaucoup de précurseurs, j’y ai vécu beaucoup d’expériences incroyables, notamment liées à l’architecture. Il y avait dans certaines villes des quartiers entièrement cablés, reliés donc à un central. Il s’y déroulait chaque matin des débats sur la vie locale, l’éducation des enfants, etc. Il y avait des images dispatchées car les gens du central recevaient les images des personnes qui voulaient participer aux débats. On y voyait des choses assez drôles. Le matin, le ménage n’était pas fait. On filmait alors des images très anodines comme des photos de famille. Le tout était relié à une espèce de cinémathèque incroyable où les gens pouvaient commander des choses comme ça. C’était un petit peu comme le réseau Orkut (2004) qui était l’un des précurseurs de Facebook. Je me suis baladé, j’ai discuté avec les artistes du milieu.
Puis, en 1983, j’ai réalisé mon premier film avec Alain Bergala (Faux Fuyants) en France. Il s’est avéré que deux ans plus tard, le film a été sélectionné pour le premier festival de Tokyo. J’ai ainsi pu continuer le périple en rencontrant des gens du cinéma. Après ce festival, j’y suis retourné en vacances pour le visiter. En 1996, j’ai écrit un scénario qui, étrangement, était comme un scénario japonais alors qu’au départ je devais tourner en France. Mais il y avait dedans, de façon inconsciente, beaucoup d’éléments japonais. À cette époque-là, j’avais un co-producteur japonais qui voulait réaliser un film en France. Finalement, je n’ai pas réussi à le monter. Cela n’était pas crédible pour la France. C’est pour cette raison que nous avons tourné au Japon avec des acteurs japonais et un seul technicien français. C’est devenu Tokyo Eyes.
J’ai donc fait partie de cette aventure dans un pays où je ne maîtrisais que les rudiments de la langue, un ancien japonais plus praticable de nos jours. De là à dériver, entre autres, ma rencontre avec Kitano Takeshi où je lui avais demandé de participer au film. Mais il était en cours de tournage. On a alors tourné dans un premier temps une grande partie du film et la seconde, trois mois plus tard, avec lui. Par la suite, on a fait le documentaire dans la série « Cinéma de notre temps » (Takeshi Kitano l’imprévisible) ensemble. Quelques années plus tard, je suis allé tourner à Tokyo des bonus pour un film de fiction (Novo) que j’avais fait en France car il y avait des éléments contingents. À ce moment-là, j’ai rencontré une traductrice, qui, quelques années plus tard, m’a mis en relation avec une personne faisant partie d’un clan mafieux.
Pour revenir sur Tokyo Eyes, vous parlez d’éléments inconscients. Mais aviez-vous en tête des éléments culturels japonais particuliers lors du tournage : littéraires ou cinématographiques ?
Franchement non. Ce ne sont que des éléments personnels. À chaque fois, je me méfie tellement de choses comme ça que j’essaie de les éloigner, de les cacher. Je n’aime pas le côté où on affiche la culture comme un blason des films qu’on a vus. Il y a un côté un peu trop prétentieux pour que je puisse faire ça maintenant, je ne l’ai d’ailleurs jamais vraiment fait. De temps en temps, je fais un peu des citations, des hommages. Par exemple, dans Novo (2002), il y avait la photo d’Araki qui, au cours du filmage, m’avait sauté aux yeux. J’avais alors signalé à l’opératrice qu’on allait faire un hommage à Araki. C’est pour cette raison que j’ai fait un bonus dessus avec une rencontre avec Araki en lui montrant les photos. Ce sont des choses qui s’agrègent dans la vie, qui s’accumulent. Mais il n’y avait pas vraiment de références particulières dans Tokyo Eyes. Même le point d’origine du film était plutôt un roman américain. On est tous un peu dans de l’idiosyncrasie où toutes les choses se mélangent. Vous êtes très spécialisés sur l’Asie, moi je mélange tout.
On trouve tout de même des éléments propres à la culture japonaise dans le film. Est-ce que ce sont des choses que vous avez decouvert là-bas ?
Oui, car c’est un peu les choses qu’on voit et auxquelles on est confrontées, un peu comme Balzac. On est observateur, on essaie que rien ne nous échappe. Sur Tokyo Eyes, je me suis aperçu que les choses les plus importantes viennent de l’inconscient. On peut les analyser mais plus tard, quand le travail est finalisé. Par exemple, pour ce film, j’avais envisagé que tout soit tourné au steadicam alors que c’était ni un film d’action ni de poursuite. D’habitude, on utilise cette machine pour des films d’action. Quelques mois plus tard, on comprend pourquoi on a eu cette volonté. Là, c’était pour parler du monde flottant, que rien ne soit posé par rapport à l’attraction de la Terre, même des choses reliées à ces peintures japonaises du 18eme siècle. On voit les pieds des personnages et ils ne sont pas sur la Terre. Le steadycam pouvait permettre cela aussi, de passer vraiment avec beaucoup de fluidité, d’épouser un peu le mouvement des personnages. Je travaille plus comme ça. Ce sont des choses que je peux analyser après mais pas sur le moment. Le plus important est de ne pas savoir pourquoi au moment où on décide. Quelle joie de découvrir après, quand on a le résultat final devant soi !
Pour arriver à Young Yakuza, aviez-vous des films de yakuzas de chevet avant de rencontrer le clan ?
Non, très étrangement, je n’étais pas friand de film de yakuzas avant de rencontrer les gens du clan. J’en ai vus comme tout le monde mais ce n’est qu’après cette rencontre que j’ai pu les voir avec un autre œil. Quand je filmais ces personnes faisant toujours partie aujourd’hui du clan Inagawa, il y avait eu un film qui avait été fait sur le fondateur du clan, Inagawa Kakuji. Je me suis aperçu que le groupe avait fait insidieusement partie prenant de la production de beaucoup de films. On le sait très peu, mais il y a des acteurs qui ne peuvent jouer que des rôles de yakuzas. À l’apogée des yakuzas, on avait besoin de leur aval pour que les acteurs puissent jouer ces rôles. Dans le cas contraire, on pouvait rentrer en conflit avec eux et comme ce sont des gens cruellement sérieux, il valait mieut éviter ces affrontements… Il y a deux magazines à Tokyo qui ne parlent que de la vie des yakuzas. Fréquemment, il y a des acteurs, estampillés pour jouer ces rôles, qui viennent recueillir des informations dans les rédactions de ces magazines et peuvent rencontrer des gens du milieu. Ils continuent leur formation, même si eux-mêmes, pour la plupart, ont été liés à ces clans. C’est assez incroyable.
Avez-vous constaté une grande différence entre le mythe que souhaite véhiculer les yakuzas et leur réalité en les filmant dans Young Yakuza.
Oui, bien sûr, ce sont de grands acteurs manipulateurs. Par exemple, je me souviens quand M. Kumagai avait pris la tête du clan. C’est quelqu’un d’assez austère, il a ses défauts mais il ne boit pas, ne fume ni se drogue. On peut voir dans le film une photo de lui très jeune. Ce sont des photos prises par des journalistes d’un des deux magazines. On peut les retrouver dans les archives. Celles-ci font figure de mines d’informations pour les scénaristes et autres. Cette scène a été tournée le jour où il a pris la direction du clan. À l’aube du soir où il a été nommé, il est revenu chez lui en voiture. À un feu rouge, il est entré en collision avec une voiture. Il s’est dit qu’il fallait rapidement trouver une solution en sortant de la voiture pour éviter toute altercation avec la police, surtout le jour de sa prise de pouvoir du clan. Il est donc sorti rapidement constater les dégats matériels liés à l’accident et le conducteur de l’autre voiture, sain et sauf quoiqu’un peu choqué. Il lui a démandé pourquoi il avait reculé. C’est un peu la méduse, on est subjugué. On ne peut rien dire ni rien faire après cette réplique. C’est de l’improvisation totale. Les yakuzas ont ingéré une force de travail d’acteur.
Est-ce que eux-mêmes parlent et font référence au cinéma de yakuza ?
Oui. La plupart des films de yakuzas ont été réalisés un peu pour glorifier leurs rôles. Mais on était vraiment loin de la réalité. Néanmoins, dans certains quartiers, ils avaient un petit rôle social car, je l’ai compris plus tard, le Japon manquait d’avocats et, bien souvent, pour résoudre les problèmes de voisinage et autres, on faisait appel à eux. Ils faisaient office de première procédure judiciaire. Mais dans les films, c’est souvent trop à leur honneur, car ils sont en réalité maléfiques dans la société japonaise même s’ils ont aussi un autre aspect que l’on ne voit jamais dans les films d’ailleurs. Ce sont des gens populaires qui viennent du ghetto. Il y a beaucoup de Burakumin, pas forcément dans la hierarchie, mais dans les clans. Il y a une culture populaire qui est vraiment incroyable… Mais bon, je ne suis pas en train de glorifier la mafia japonaise, mais c’est très ambivalent…
Pour parler des films de Deauville, vous avez pu voir Saya Samuraï de Matsumoto. Est-ce que vous êtes sensibles à ce genre d’humour ?
Oui. On retrouve cela dans certains films de Kitano qui mélange les genres comme ça. J’en suis très friand. Je trouve que l’excès est intéressant. Ici, l’excès de burlesque extravagant amène à une espèce de reflexion philosophique. Il y a beaucoup de choses liées au zen, mais au vrai zen, pas celui qui sert à vendre des futons ici. J’ai vraiment été très touché par Saya Samouraï. Et le travail des deux comédiens, notamment la petite fille, est extraordinaire. Le film est très construit, assez gracieux aussi, poétique et hilarant. J’aime bien le fait qu’en apparence, il n’y a rien de sérieux, et en fin de compte, ça débouche sur quelque chose qui est assez fulgurant de reflexion.
Propos recueillis par Victor Lopez à Deauville le 09/03/2012.
Retranscrit par Julien Thialon.