Pour son septième long métrage, Im Sang-soo continue d’explorer la face sombre de l’élite sud-coréenne. Comme dans ses autres films, le réalisateur reprend ses thèmes de prédilection : le pouvoir, l’argent et le sexe. Un cimetière de la morale à la sauce oligarchique. Sélectionné au dernier Festival de Cannes, le film sera projeté au festival Black Movie de Genève avant sa sortie en France le 23 janvier. Par Marc L’Helgoualc’h.
Résumé : Young-jak est le secrétaire de Madame Baek, dirigeante d’un puissant empire industriel coréen dont la valeur est estimée à 200 milliards de dollars. En un mot comme en cent, la famille Baek est au commande du pays, achetant comme bon lui semble les politiciens et la justice. Du grand banditisme institutionnalisé à l’heure du mondialisme. Ambitieux, Young-jak est peu à peu pris de scrupule et de mépris de soi quand il découvre les secrets et les zones d’ombre de la famille Baek, nid de vices et de corruption. Young-jak réussira-t-il à repousser l’argent facile et le stupre, ou deviendra-t-il lui-même un être cynique, manipulateur et criminel ?
Film sur l’élite amorale et toute puissante de Corée du Sud, L’Ivresse de l’Argent n’en est pas moins une variation des films de mafia. Il en reprend en partie les codes… sauf que les sales besognes (passages à tabac, assassinats) sont rarement montrées à l’écran. Et pour cause. Le film s’attache à montrer seulement la famille Baek, ses domestiques et ses relations étrangères fortunées. Pas de place pour les gangsters à la petite semaine. Le fils aîné de la famille et héritier du conglomérat industriel s’en amuse même quand il traite tous les politiciens du pays de « voyous de troisième zone ». La voyoucratie de haut rang est pratiquée par la famille Baek à coup de pots de vins, de blanchiment d’argent et de transactions financières de plusieurs milliards de dollars vers la Suisse. Tout cela dans un décorum luxueux : une maison forteresse, des costumes de grands couturiers, des œuvres d’art d’Arman (avec un violon brisé, symbole récurrent du film), du champagne Armand de Brignac (récemment adopté par Jay Z et ses amis milliardaires)… Une respectabilité de façade qui cache un amoralisme profond. La famille Baek ressemble beaucoup aux aristocrates corrompus et concupiscents décrits dans les romans du marquis de Sade. Un signe de tensions pré-révolutionnaires ?
Comme Im Sang-soo s’attache à suivre la famille Baek dans son intimité, L’Ivresse de l’Argent est un huis clos. La plus grande partie du film se déroule dans l’immense demeure familiale, un bunker pour milliardaires. Im Sang-soo prend un grand plaisir à accumuler les plans larges pour bien montrer l’immensité de la maison… et son vide. Rien ne distingue l’intérieur de la demeure d’un hôpital ou d’un gratte-ciel de la haute finance. Dans cet univers, les personnages sont drogués au pouvoir et à l’argent, sévèrement drogués. Peu importe le monde extérieur et le « peuple » coréen. Exemple révélateur de cette oligarchie fonctionnant en circuit fermé, la seule incursion dans le monde extérieur se fait par le biais de la télévision, lorsque l’héritier de la famille Baek et un client étranger regardent au JT des affrontements entre la police et des ouvriers licenciés, suite aux décisions du conglomérat industriel Baek. Le tout entre deux éclats de rire. De quoi faire grincer des dents un « Indigné » devant son MacBook Air.
L’Ivresse de l’Argent est une suite cohérente au précédent film d’Im Sang-soo, The Housemaid (on y voit même un extrait de La Servante de Kim Ki-young). Nami, la fille de la famille Baek, est censée être la même Nami que dans The Housemaid, une vingtaine d’années plus tard. Mais Im Sang-soo exploite peu les liens entre les deux films. Le plus grand point commun entre ces deux œuvres est que les personnages principaux sont des serviteurs : à la servante Eun-yi répond le secrétaire/homme à tout faire Young-jak. Sauf que celui-ci ne compte pas briser la famille Baek. Il se demande simplement s’il doit quitter cette demeure de psychopathes ou rester, quitte à se corrompre. Tout de même (petite incohérence du film), il est étonnant que Young-jak mette dix ans pour comprendre que la famille Baek est pourrie jusqu’à la moelle. Tout le personnage de Young-jak (interprété par Kim Kang-woo) est d’ailleurs étonnement lisse. On ne sait pas vraiment ce qu’il pense – ou même s’il pense. C’est peut-être le personnage le plus creux du film.
Comme dans les films de Kim Ki-young, les femmes sont les personnages les plus forts. Elles sont trois dans L’Ivresse de l’Argent : la mère et véritable chef de la famille, sexagénaire tyrannique ; sa fille Nami, deux fois divorcée, qui prend conscience de la déliquescence familiale mais y attache peu d’importance ; et Eva, une servante philippine, amante secrète du père de la famille Baek.
De ces trois femmes, Nami sort du lot, grâce à l’interprétation de l’actrice Kim Hyo-jin. Sa beauté botticellienne n’est plus à démontrer. Elle frappe par sa blancheur, ses grands yeux, ses lèvres peintes et sa longue chevelure. Kim Hyo-jin avait déjà illuminé Ashamed de Kim Soo-Hyun, projeté lors du dernier Festival du film coréen à Paris. Elle y jouait le rôle d’une lesbienne aussi amoureuse que fragile. On la retrouvera cette année dans Nameless, une coproduction sud-coréenne et japonaise réalisée par Kim Sung-soo. On peut parier sans trop se tromper qu’elle est en passe de devenir l’une des meilleures actrices de Corée du Sud.
Un mot sur le succès du film. Im Sang-soo a beau être l’un des réalisateurs sud-coréens les plus réputés internationalement, le film n’a pas été un « carton » public dans son pays, avec un peu plus de 1 156 000 entrées. C’est très estimable mais c’est deux fois moins que The Housemaid, qui avait réuni plus de 2.289.000 spectateurs. Il sera intéressant de voir le nombre d’entrées du film en France.
Note :
Verdict : L’Ivresse de l’Argent contentera les amateurs de cinéma sud-coréen mais aussi les adeptes d’Alain Soral et autres contempteurs de l’oligarchie mondialiste. Un mélange étonnant. Peintre de la corruption des élites, Im Sang-soo réussit là où Oliver Stone s’est lamentablement planté avec son grotesque Wall Street : l’argent ne dort jamais.
The Taste of Money de Im Sang-soo est projeté dans le cadre du Festival Black Movie à Genève les 18 et 25 janvier. Et en salles le 23/01/2013.