Le Chat qui fume édite dans une belle édition Blu-ray L’Effroyable Docteur Hijikata, magistrale adaptation d’Edogawa Ranpo signée Ishii Teruo, qui offre là une des œuvres les plus folles et provocatrices du cinéma d’exploitation japonais des années 60/70.
Après s’être évadé d’un hôpital psychiatrique, un homme prend l’identité d’un mort afin d’enquêter sur un étrange cas de sosies. Il se retrouve sur une île où sévit un médecin qui transforme des hommes en monstres…
Ishii Teruo fut l’un des réalisateurs qui sut le mieux prendre le pli du virage érotique des studios japonais, forcés de corser le contenu de leurs films pour faire face à la concurrence de la télévision. Ainsi naît le pinku-eiga et Ishii s’épanouira dans l’un de ses sous-genres, l’eroguro (grotesque érotique) avec la série à succès des Joys of Torture traitant de la torture à l’ère Edo. Fort de ces réussites, Ishii peut ainsi proposer à la Toei le projet qu’il caresse depuis longtemps, à savoir une adaptation d’Edogawa Ranpo, le maître du suspense de la littérature japonaise. Le scénario d’Ishii et Kakefuda Masahiro sera un curieux mélange des romans L’île panorama et Le Démon de l’île solitaire tout en piochant quelques idées tordues d’autres ouvrages comme La Chaise humaine (adapté plus tard par Tanaka Noboru dans l’excellent La Maison des perversités (1976)).
La première séquence avec le réveil du héros (Yoshida Teruo) dans un hôpital psychiatrique, et son étrange obsession pour une île où il ne s’est jamais rendu, donne le ton de l’approche du réalisateur. L’aspect purement policier et énigme insoluble à résoudre (à la Gaston Leroux, Conan Doyle ou Edgar Allan Poe, modèles avoués d’Edogawa Ranpo) intéresse moins Ishii que la dimension purement grotesque et outrancière. Au départ, cela ne semble que reposer sur une veine purement racoleuse où la caméra s’attarde longuement sur les corps nus des prisonnières de l’asile et pour saisir leur hystérie. De même, les intrigues de L’île panorama et Le Démon de l’île solitaire convergent principalement sur l’idée commune (mais exploitée différemment) d’une île où un individu démiurge façonne un environnement déviant, reflet de ses fantasmes.
Tous les autres éléments (l’usurpation d’identité du héros) développés dans le détail de la trame policière d’Edogawa Ranpo sont ici présentés mais expédiés en esquivant toute volonté de réalisme. Là encore, on pense qu’Ishii Teruo tisse une intrigue lâche pour privilégier les excès graphiques, mais les a priori sont peu à peu déjoués. Cette narration flottante, où des évènements extraordinaires (une résurrection improbable) sont acceptés sans férir, participe ainsi par ces excès à la dimension rêvée puis cauchemardesque du récit que le réalisateur ponctue de moments d’humour absurde. Les filtres de la photo d’Akatsuka Shigeru amorcent la bascule quand les comportements se font plus frénétiques (les avances que subit le héros infiltré) et les apparitions inquiétantes d’êtres monstrueux. Le suspense traditionnel (toutes les précautions du héros pour ne pas être démasqué) oscille ainsi avec ces écarts graphiques et/ou narratifs irrationnels pour nous imprégner de cette atmosphère inquiétante. Tout cela nous mène habilement vers un final extraordinaire sur l’île. Ishii Teruo exploite formellement la veine rococo onirique et inquiétante de L’île panorama (même si une vraie adaptation de celui-ci reste à faire pour illustrer toutes ses visions folles) par son érotisme décadent, son usage du corps féminin comme un véritable instrument ornemental et étrange – notamment lors de la traversée en barque – et Le Démon de l’île solitaire pour tout l’aspect mutant, insensé et innommable des créations organiques du méchant. Les limites des effets spéciaux atténuent certaines visions du livre (les siamois qui suscitent moins de malaise) mais pour l’essentiel, c’est un festival de déviances capturées crûment par le réalisateur où s’entremêlent cannibalisme, inceste, chairs malmenées.
Quand vient l’heure des révélations, tout le brio d’Ishii se révèle puisque tous les aspects les plus putassiers se justifient dans un script où tout s’emboite dans la description d’un esprit dément. Une dimension psychédélique et hypnotique se mêle à ces excès avec visions infrarouges, éclairages baroques et cadrages déroutants, le tout servant pourtant une profonde souffrance qui n’a pu être surmontée que par une folie à enlaidir le monde. Le tortueux conflit familial, même si différent de celui des romans, est totalement dans l’esprit d’Edogawa Ranpo et Ishii Teruo fait parfaitement fonctionner le drame en dépit de quelques raccourcis narratifs. Le film se conclut ainsi sur un ultime excès, l’idée formelle « autre » se conjuguant au romanesque le plus tordu dans une traduction du final fou de L’île panorama, un feu d’artifice comme l’on en a rarement vu. Des écarts qui seront de trop, même pour le cinéma d’exploitation japonais d’alors et qui rendront le film longtemps invisible avant la reconnaissance d’Ishii dans les années 90/2000.
Bonus
Portrait d’Ishii Teruo (24 mn) à travers un entretien avec Julien Sévéon, spécialiste bien connu des amateurs de cinéma de genre asiatique. Il dresse le parcours du réalisateur, au départ « yes-man » de studio au sein de la Toei soumis aux modes, aux impératifs commerciaux dont certaines séries à rallonge comme Abashi Prison ou Joys of Torture. Il s’y distingue par son sens de la mise en scène, au point que la Toei va lui accorder de signer un film personnel, Ishii portant donc son choix sur cette adaptation d’Edogawa Ranpo. Julien Sévéon revient rapidement sur la typologie et le style des œuvres du romancier, un des pionniers de l’eroguro. Il évoque ensuite les collaborateurs du film reflétant la dualité de celui-ci, entre les techniciens et acteurs sous contrats contribuant à la facture et interprétations rigoureuses, et des artistes tels que le danseur Hijikata Tatsumi, inventeur du bûto, qui fait une apparition mémorable et incarne la part d’insaisissable du film. Le journaliste explique l’équilibre entre l’esthétique avant-gardiste du film et son intrigue à mystère plus classique, l’érudition culturelle d’Ishii faisant le pont entre les deux. Ces audaces vont embarrasser la Toei qui va en définitive le retirer assez vite des écrans, avant une réhabilitation au début des années 2000. Julien Sévéon, tout en vantant la personnalité atypique d’Ishii (encore plus visible sur ses films plus tardifs et moins contraints), développe sur l’environnement à la fois très cadré et audacieux des studios japonais de l’époque, permettant l’émergence d’ovnis tel que L’Effroyable Docteur Hijikata.
Une bande-annonce d’époque restaurée.
Justin Kwedi
L’Effroyable Docteur Hijikata d’Ishii Teruo. Japon. 1969. Disponible chez Le Chat qui fume en novembre 2023.