De retour après une première tentative qui souffrait des errances et complications de sa genèse, Frant Gwo persiste et signe avec The Wandering Earth 2, projeté dans le cadre de L’Etrange Festival. Désormais sous le regard bienveillant de Liu Cixin et de l’engouement aussi bien artistique que financier que l’auteur provoque, le cinéaste nous offre un second volet largement au-dessus du premier, mais surtout, une ode à la science-fiction chinoise dont Frant Gwo et Liu Cixin sont désormais les figures de proue, aux côtés de leurs influences diverses.
The Wandering Earth, premier du nom s’est donc fait dans une sorte de chaos, sur le nom de l’auteur Liu Cixin qui a permis de débloquer de l’argent et sur l’acharnement du cinéaste Frant Gwo à finir le film coûte que coûte, en plusieurs fois, avec un tournage et de la post-production qui s’étendaient sur plusieurs années car interrompus par le manque de budget. Ce deuxième volet, de ce qui semble être un diptyque, s’est fait dans une logique de fabrication opposée. Tout le monde s’accorde désormais à dire que l’imaginaire de l’auteur est celui dans lequel la Chine doit se retrouver, donc investir. Les préoccupations technologiques, écologiques et politiques des œuvres de Liu Cixin offrent un univers progressiste et pragmatique dont les différents acteurs de la société chinoise voient le potentiel de soft power mais aussi d’un imaginaire commun. Le gouvernement tout comme les corporations privées, dont le financement est capital pour l’existence d’une telle œuvre, misent sur les deux artistes aussi bien au niveau local qu’international pour mettre la Chine sur la carte des images du futur de l’humanité. Ainsi, dès les premières minutes, on constate que The Wandering Earth 2 est d’une toute autre facture. Frant Gwo fait une sorte de préquel et en même temps de remake par certains aspects, de son premier film. Cette logique de redite, qui peut sembler être une revanche pour le cinéaste, est aussi cohérente dans la mesure où les jeux de temporalité sont au cœur du geste littéraire de Liu Cixin. Il faut avouer que c’est assez impressionnant. Les trente première minutes par exemple, parviennent à mettre en scène en live, un prologue typique de SF japonaise à la Gundam ou Macross. On passe très vite d’une exposition typique de Hard-SF, avec des enjeux géopolitiques, techniques et technologiques à une bataille digne des fantasmes de Space Opera des grandes fresques nippones. Frant Gwo s’inscrit donc en quelques minutes autant dans l’héritage de la science-fiction des années 70 avec une anticipation assez pertinente des enjeux sociaux-politiques contemporains comme la découverte que l’ascenseur spatial et la base futuriste qui regroupe différents pays se situe au Gabon, que dans le versant pulp avec sa bataille qui évoque Star Wars ou le Itano Circus, cette mise en scène particulière des combats spatiaux ultra-dynamiques qui joue sur les échelles et les mouvements multiples comme dans une sorte de ballet, propre à l’animateur Itano Ichiro. Le vertige de cette première heure est surprenant car il nous donne l’impression d’avoir vu un film dans le film, comme si l’œuvre se déployait sur plusieurs niveaux à un rythme propre à chaque personnage. On réalise que cette impression est bien réelle, c’est même le cœur de l’œuvre.
Le temps est l’ombre qui contient la lumière du cinéma comme elle est l’élément impalpable contre lequel lutte les protagonistes de The Wandering Earth 2. Le temps est toujours compté, c’est le grand ennemi. Et Frant Gwo utilise un « truc » qui au début semble pataud puis s’avère en réalité très pertinent, qui est de nous indiquer à chaque fois le temps qu’il reste avant des évènements clés à l’écran. Entre deux dialogues techniques, on nous signale « 3 jours avant la crise lunaire » par exemple. Et pour le spectateur lambda qui est néophyte à ce genre de considération narrative comme pour le fan, cette décision est juste car elle informe et provoque une émotion d’urgence. La connaissance est un poids, celui de la responsabilité, surtout qu’on nous indique des évènements qui se déroulent autant sur plusieurs années que parfois quelques minutes avant. On nous rappelle donc constamment que le véritable vertige que subissent les personnages, ce sont autant les drames qui ponctuent leur vie, que l’inéluctabilité de ces derniers. Ce n’est pas que ça va arriver, c’est que c’est déjà arrivé. Et c’est le côté méta des œuvres de Liu Cixin, qui se passent souvent sur plusieurs temporalités, avec plusieurs personnages. Cette urgence qui s’accorde aux enjeux des personnages et des situations comme des versions micro, d’une analogie plus globale qui serait le versant macro, la grande idée de l’œuvre, le constat de Liu Cixin de science plus que de fiction que Frant Gwo traduit au cinéma est que la crise permanente est la crise écologique.
Frant Gwo, par la répétition de ce gimmick, parvient à infuser le vertige littéraire de Liu Cixin dans son cinéma, mais également par des choix de mise en scène, entre plans séquences assez virtuoses, et « training montage » qui font passer plusieurs années. On a l’impression qu’un moment peut durer une éternité grâce à la cristallisation de la durée réelle qu’opère le plan-séquence mais que des dizaines d’années peuvent passer en seulement quelques secondes à cause des jeux de montage. Cela met en lumière l’autre grande philosophie au cœur de l’œuvre de Liu Cixin, celle du choix. Le film est donc ponctué par des moments décisifs qui semblent figés dans le temps, et qui pourtant vont provoquer le succès ou l’échec de l’humanité durant des décennies qui passeront comme une mauvaise nuit. Il y a cette scène où Andy Lau qui joue un scientifique qui a créé une IA pour organiser la vie lunaire et qui y a injecté une partie des souvenirs de sa fille morte, fait justement le choix de rendre l’IA consciente pour ramener en quelque sorte sa fille à la vie. Le désir est toujours l’élément qui enraille la mécanique huilée des projections ou des constructions aussi pragmatiques soient-elles. Les autorités veulent l’en empêcher pour garder le contrôle. Soudain, quand il télécharge le programme, la caméra rentre dans l’écran d’ordinateur, va rejoindre la jeune fille virtuelle dans l’image simulée comme souvenir prisonnier de la tristesse d’un deuil impossible. Le regard de la jeune fille se retourne vers la caméra (donc vers nous) car enfin, elle remarque qu’elle était regardée, puis la caméra sort de la lumière rouge de la vidéosurveillance qui se transforme en feu, des réacteurs lunaires changeant de couleur pour signaler leur activation : l’IA est consciente. Par la fluidité d’un plan d’un œil organique à un œil mécanique, du regard à la caméra, nous sommes passés d’un espace à un autre, du réel au virtuel, de la Terre à la Lune. Cette suture des espace-temps nous fait ressentir la liaison intrinsèque de tout ce qui existe, comme un ensemble dont l’humanité n’est qu’un élément. Cette esthétique est aussi une idée politique propre à l’écrivain que le cinéma permet de diffuser par ses propres moyens. Car contrairement à la science-fiction US, la particularité chinoise est que justement, il n’y a pas que la Chine dans le monde. Et c’est peut-être là la différence entre les productions chinoises de blockbuster, du moins dans la SF, et les Américains/Indiens/Japonais/Coréens. On retrouvait d’ailleurs déjà cette idée dans la base spatiale qui décentralisait l’action de Independence Day: Resurgence, une co-production chinoise. Dans The Wandering Earth 2, on entend une dizaine de langues car chaque personnage parle sa propre langue et la zone où se déroule une partie de l’action est au Gabon. On entend donc les scientifiques et les ingénieurs/militaires de chaque pays dans leur propre langue, du portugais au français en passant par les langues africaines, le russe et l’anglais. C’est même justifié par la technologie, car ils ont des oreillettes. Mais si nous pouvons les comprendre également en temps réel, c’est aussi grâce à la technologie du cinéma. Ainsi se dévoile le deuxième niveau « meta » de l’œuvre, le cinéma tout comme les technologies futuristes du film doit œuvrer à la coopération humaine. C’est ce même geste qui fait exister plusieurs genres cinématographiques au sein de l’œuvre, les codes du film catastrophe côtoient ceux du film d’aventure/exploration . Si les idées littéraires de Liu Cixin nous plongeait dans ce monde interdépendant et solidaire, le cinéma comme technologie futuriste, comme une ingénierie dont le potentiel est semblable aux machines qu’il fait exister, permettrait d’abolir les distances, les temps mais aussi les barrières de langages. Le cinéma dans une vision paradoxale de ce dernier, ferait exister un monde dont l’horizon utopique serait possible, car nous en faisons l’expérience par notre visionnage de l’œuvre. Ou pour le dire plus simplement, si le cinéma peut transformer un idéal en une expérience sensible, alors il est la preuve que nous pouvons faire exister cet idéal par la même ingéniosité. C’est un espoir candide qui a fait le succès de l’écrivain, et que le cinéaste parvient à retranscrire par ce souffle cinématographique étrange qui est désormais l’apanage des blockbusters venus d’Asie, qu’ils soient de Chine ou d’Inde.
Ils ne célèbrent plus l’Histoire de la Chine, mais le futur de l’Humanité. Car au détour d’une réplique, on comprend l’intérêt d’un tel blockbuster comme message politique non pas de la part d’un gouvernement mais d’artistes, « comment convaincre les gens que l’on doit régler maintenant une crise que l’on va devoir affronter dans un siècle ? » dit un membre américain de l’ONU à un autre. Oui, c’est bien la crise écologique qui se joue en filigrane dans The Wandering Earth 2. C’est bien ce que Frant Gwo met en scène par des métaphores, des allégories et des structures dramatiques complexes. Les lecteurs de Liu Cixin le savent déjà, c’est la grande force de son imaginaire qui a fait son succès en dehors des frontières chinoises. C’est pour cela que le temps vient s’imprimer sur l’image comme sur la rétine d’un personnage du Problème à trois corps : on ne peut pas échapper à la réalité. C’est d’ailleurs ce qui oppose les deux protagonistes, le héros militaire Wu Jing et le scientifique Andy Lau. L’un veut se sacrifier bêtement par dépit et raisonnement martial, l’autre refuse d’accepter la mort, piégé dans une brume faustienne, et croit que le futur de l’humanité est dans « digital life », dans un idéal numérique. Les deux personnages miroirs (comme le montre bien la scène d’interrogatoire avec les surimpressions d’un visage sur l’autre) doivent assumer leur responsabilité, et donc agir dans la mesure du possible au présent. C’est le revers du « Destin commun de l’humanité » (idée de Liu Cixin reprise par le gouvernement), c’est que l’on ne fait pas ce qu’on veut, mais ce que l’on doit faire pour sauver et aider le plus de gens possible. En ce sens, Frant Gwo et Liu Cixin continuent d’être dans les traces d’une certaine SF, entre la SF soviétique et la SF japonaise, là réside la SF chinoise en 2023. On pense à ces œuvres de science-fiction soviétique comme Le voyage cosmique de Vasili Zhuravlyov ou Aelita de Yakov Protazanov, l’émerveillement des figurations cinématographiques de ces images cosmiques n’auraient d’égal que la responsabilité qu’elles renvoient à l’humanité qui devrait s’unir pour espérer faire face aux forces insondables du vivant, pour le meilleur et pour le pire. C’est aussi l’audace de The Wandering Earth 2, de trouver l’espoir non pas dans une figure messianique mais dans le pragmatisme d’une alliance inespérée où la raison deviendrait l’ultime incarnation héroïque qui se substituerait aux antagonismes intéressés pour surmonter la crise de l’humanité face à l’impasse qu’est son incapacité à composer avec le réel pour un bien commun.
Kephren Montoute.
The Wandering Earth 2 de Frant Gwo. Chine. 2023. Projeté à L’Étrange Festival 2023.