Eurozoom ressort en salles Memories, omnibus de science-fiction culte des années 90 chapeauté par Otomo Katsuhiro et qui contribua à mettre en lumière de grands talents en devenir comme Morimoto Koji ou Kon Satoshi. Une merveille à découvrir sur grand écran, restaurée en 4K.
Après avoir signé un classique absolu de l’animation avec l’adaptation de son manga Akira (1988), Otomo Katsuhiro effectua un parcours surprenant dans ses productions suivantes. Délaissant pour de bon le manga si n’est pour les rééditions de ses œuvres les plus fameuses, il ne revient pas non plus directement au cinéma pour produire l’OAV (production vidéo) Roujin Z (1991), fascinante réflexion sur le vieillissement démographique du Japon. Se souvenant qu’il fit ses premiers pas dans l’animation au sein d’anthologies cultes de science-fiction comme Manie Manie (1986) et Robot Carnival (1987), Otomo, désormais auréolé du prestige d’Akira, décide d’en concevoir une à son tour avec Memories. Entièrement produit et écrit par Otomo, Memories s’impose comme un grand classique SF des 90’s, non seulement de la japanimation mais aussi du cinéma. La réussite viendra d’une vraie cohérence thématique due à Otomo, auteur de l’histoire des trois segments, mais aussi d’une diversité et inventivité issue des talents émergents convoqués pour le film.
La Rose magnétique de Morimoto Koji
Une équipe de cosmonautes chargée de « nettoyer » les débris flottants dans l’espace reçoit un appel à l’aide en provenance d’une station spatiale a priori inhabitée. Ils y découvrent une intelligence artificielle tourmentée…
Ce premier segment est signé Morimoto Koji, ayant surtout œuvré en tant qu’animateur et également débuté la réalisation sur le film à sketches Robot Carnival. Otomo lui donne l’occasion de faire ses armes sur sa première production d’envergure. Autre novice prestigieux, un certain Kon Satoshi ici au scénario (sur une histoire d’Otomo) auquel il insère ses influences de SF occidentales et les questionnements métaphysiques qui irrigueront ses films à venir. La Rose magnétique propose un surprenant mélange entre science-fiction et épouvante gothique. Le postulat à la Alien (1979) où des éboueurs de l’espace répondent à un appel de détresse nous amène ainsi dans des atmosphères inattendues lorsque la source s’avère une épave recelant un décor d’opéra abandonné.
Colonnes imposantes, fresques, statues et tableaux rococo parsemant toutes les pièces créent ainsi un romantisme morbide et un curieux alliage en voyant nos cosmonautes déambuler dans pareil décor. L’atmosphère de désolation et le désespoir hantant ces lieux semblent émaner de l’âme tourmentée d’une cantatrice disparue. Son passé tragique imprègne peu à peu nos héros victimes d’hallucinations destinées à les séduire et les retenir prisonniers. La mise en scène de Morimoto déploie une imagerie à la poésie troublante ou s’entremêlent rêve et cauchemar, le charme onirique des souvenirs de la cantatrice révélant toujours un réel fantomatique et sinistre.
La perte de repères entre les niveaux de réalité vient bien évidemment de Kon Satoshi (thème au centre des futurs Perfect Blue (1997), Paprika (2006) et Millennium Actress (2001)) mais Morimoto l’illustre à sa manière, en jouant de la déliquescence progressive des visions pour illustrer la bascule. L’obsédante musique de Madame Butterfly parcourant tout le segment ajoute à la perte de repères et contribue encore à l’onirisme de l’ensemble. Finalement, le mystère reste entier et tutoie le 2001 de Stanley Kubrick : est-ce le dépit d’une âme humaine qui hante cette épave ou la technologie répétant inlassablement le cycle du malheur et de la perdition ? L’énigme demeure irrésolue le temps d’un splendide épilogue. De la grande SF.
La Bombe puante d’Okamura Tensai
Dans une ville paisible, un jeune scientifique en laboratoire pharmaceutique sérieusement enrhumé prend ce qu’il croit être un médicament, et se transforme en arme chimique des plus efficaces… Rappelé par sa direction, qui ne sait rien de son véritable état, il est chargé d’une mission de la plus haute importance : leur ramener les documents de recherche d’un projet gouvernemental, à Tokyo…
Ce segment n’atteint pas les hauteurs du précédent mais s’avère fort plaisant. Otomo Katsuhiro déploie son sens du chaos avec humour en jouant pourtant sur la peur de la menace bactériologique. L’employé d’un laboratoire pharmaceutique goûte un nouveau produit pensant guérir son rhume récalcitrant mais le mélange avec son traitement va faire de lui une arme chimique qui va dévaster la région. Les images les plus cauchemardesques (les rues jonchées de morts par exposition aux émanations chimiques) sont toujours désamorcées par un humour noir savoureux, accentué par les réactions outrées de son héros apeuré.
Le scénario d’Otomo est truffé d’idées géniales (l’ampleur du gaz toxique augmentant avec l’anxiété du héros) et d’une certaine subversion (l’impérialisme américain encore vivace au Japon en prend pour son grade), le débutant Okamura (ayant surtout travaillé en tant qu’animateur et réalisateur pour la télévision) offre son lot de morceaux de bravoure impressionnants et d’images d’apocalypse décalée. La chute est particulièrement savoureuse.
Chair à canon d’Otomo Katsuhiro
Cannon Fodder met en scène une ville dont la vie des habitants est entièrement dévouée à l’entretien et à « l’utilisation » des canons démesurés qui surplombent les toits de la cité. L’histoire, relativement courte, est racontée comme vue par les yeux d’une famille dont la vie est effectivement centrée sur ces canons qui peuplent la ville.
Le maître prend les choses en main pour le tour de force que constitue ce dernier segment. Chair à canon est en effet un long plan-séquence animé de 22 minutes (aux transitions et raccords astucieusement amenés) qui constitue une boucle formelle, temporelle et thématique. Nous suivons du réveil au coucher le quotidien d’une famille dans une ville en guerre vivant au rythme des coups des nombreux canons tirés en direction d’un ennemi invisible. Nous sommes dans un pur environnement steampunk, à l’imagerie industrielle oppressante avec ses couleurs ocre et désaturées. Toute la vie de cette cité tourne autour de l’armement et du tir de ces canons, les mouvements de caméra s’articulant autour la chaîne de production sur trois niveaux, tous occupé par la famille.
Les sous-sols nous montrent la chaufferie où s’époumonent les femmes et donc la mère de famille, le haut, le père au plus près de la logistique et de l’ingénierie avant le tir, et l’entre-deux préparant la génération suivante avec le jeune fils observant et rêvant au canon depuis la vitre de son école. Sous l’exercice du style, Otomo offre le saisissant portrait d’un état totalitaire où chacun des niveaux évoqués distille des éléments (l’arrivée du chef de guerre en haut, le simili salut fasciste des femmes en bas et la fascination militaire infantile du fils) de propagande. La dernière séquence plus naïve semble ainsi pourtant répéter le cycle guerrier avec une poésie désespérée. Otomo est un des réalisateurs de japanimation dont l’œuvre est la plus marquée par le traumatisme japonais de la Seconde Guerre mondiale. Avec Akira, c’était l’obsession pour le conflit atomique et la mutation qui dominait, Chair à canon a travaillé sur l’idéologie avec cette évocation universelle mais grandement inspirée du régime belliqueux japonais des années 30/40. Une grande réussite qui constituera aussi pour Otomo un galop d’essai pour le futur Steamboy (2004), grand film d’aventures steampunk.
Justin Kwedi
Memories d’Otomo Katsuhiro, Morimoto Koji & Okamura Tensai. Japon. 1995. En salles le 24/08/2022