EN SALLES – Lettre d’amour de Tanaka Kinuyo

Posté le 16 février 2022 par

C’est un événement : les six films rares réalisés par Tanaka Kinuyo, actrice fétiche de Mizoguchi Kenji et seconde femme cinéaste du Japon, ont été restaurés 4k et sont distribués dans les salles françaises grâce à Carlotta Films. Retour sur Lettre d’amour, le premier de ces longs-métrages, sorti dans son pays d’origine en 1953.

Tokyo, après-guerre. Reikichi est un marin démobilisé qui habite chez son frère Hiroshi, libraire. Il vit dans le souvenir de Michiko, la femme qu’il a aimée et qui l’a laissé, contrainte et forcée, pour épouser un autre homme. Naoto, un ami de Reikichi, fait appel à lui pour s’associer en tant qu’écrivains publics. Ensemble, ils écrivent des lettres d’amour pour le compte de jeunes femmes qui désirent profiter des bonnes grâces de GI américains installés sur place. Parmi ces clientes se trouve Michiko…

Le cinéma japonais d’après-guerre arbore une veine néo-réaliste, car il est témoin d’un pays dévasté par la guerre et sous la coupe des Etats-Unis. Bien avant l’évocation de l’économie parallèle par Fukasaku Kinji et ses films de yakuzas se déroulant à cette époque, Kurosawa Akira a, par exemple, extrait de ce sentiment de dénuement total un très beau film mélodramatique, Un merveilleux dimanche, en 1947, qui voit déambuler un couple sans le sou, dans la ville, à la recherche d’une activité à réaliser. Lettre d’amour de Tanaka Kinuyo est une très belle variation de ce sujet de l’après-guerre japonais, un film qui lui aussi questionne le couple, son déchirement et la misère au quotidien.

Dans ce premier long-métrage, Tanaka Kinuyo déploie avec subtilité toute les facettes des sentiments humains face à la difficulté. La guerre a détruit les foyers, démoli les bâtisses et fait voler en éclat les couples. Reikichi, joué Mori Masayuki, porte ces stigmates jusque sur son visage, beau mais constamment grave, cherchant à masquer la honte de devoir profiter de l’hospitalité de son frère et la tristesse d’avoir été abandonné par la femme qu’il aime. Sur la première partie de l’intrigue, l’attention est portée sur ce personnage. Un point de bascule est opéré dans le récit lorsqu’il retrouve et effectue une longue marche avec Michiko, alors veuve et « s’abaissant » à courtiser les GI américains comme tant d’autres femmes de petites vertus. Reikichi fait état de sa déception, même si malgré tout, on perçoit toujours l’amour qui le traverse dans le jeu d’acteur de Mori. Dès lors, le scénario suit avec une plus grande emphase le parcours de Michiko. Tanaka déploie son propos sur la double peine que subit son protagoniste féminin, victime comme tous les autres Japonais, des affres de la Seconde Guerre mondiale, mais qui en plus de cela, de par sa condition féminine, a dû épouser un homme qu’elle n’aime pas, n’a pas osé revenir vers son amour par fierté, à la vue de ce qu’elle a vécu, et est jugée pour les choix de survie purement féminins qu’elle a dû adopter.

Plutôt que de comparer le cinéma de Tanaka à celui de son mentor présumé Mizoguchi Kenji – ce premier film semble faire état d’une finesse plus acérée sur la condition de la femme, que les effusions humanistes que l’on perçoit dans L’Intendant Sansho ou La Rue de la honte – il est plus appréciable de voir en Lettre d’amour un portrait féminin dont la sincérité, l’implication, égale celui de La Femme insecte d’Imamura Shohei, et qui plus est, se trouve précurseur de plusieurs années au film du cinéaste de la nouvelle vague japonaise des années 1960. Dans La Femme insecte, Imamura rend justice aux femmes trompées par le monde des hommes, qui ont fait d’elles tour à tour les objets de désir puis des figures repoussantes. D’un didactisme à toute épreuve, La Femme insecte est un film rare et précieux sur le sujet de la prostitution. Sans tomber dans un versant aussi dramatique – Michiko ne sombre jamais dans un tel état de déchéance, elle est au contraire au seuil de pouvoir être sauvée – Lettre d’amour explique ce que c’est d’être une femme dans le Japon d’après-guerre, de devoir survivre dans le renoncement et d’être jugée, y compris par les personnages qui nous sont chers. Mieux encore : Tanaka évoque cela par le prisme de l’homme, ou plutôt de deux regards masculins ; d’une part l’amant rêveur et déçu, et d’autre part un homme extérieur, médiateur, en l’occurrence le personnage de Hiroshi, dont la justesse du jugement permet de réguler le monde. Dans le monde de Tanaka Kinuyo, les femmes et les hommes souffrent comme toute la Terre de la guerre, à divers degrés, mais l’existence de personnalités apaisantes rend le monde meilleur. Le scénario de Kinoshita Keisuke est transcendé par la mise en scène de la réalisatrice, sensible, mais qui n’occulte pas la dureté de son environnement, et qui nous offre une œuvre humaniste et salvatrice.

Maxime Bauer.

Lettre d’amour de Tanaka Kinuyo. Japon. 1953. En salles le 16/02/2022.

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