VIDEO – L’Île de Kim Ki-duk

Posté le 13 novembre 2021 par

Grâce au travail généreux de Spectrum Films, sort enfin en Blu-Ray pour la première fois la grande œuvre de laquelle Kim Ki-duk est né cinéaste aux yeux du monde. Incluant à la fois la version restaurée à merveille de L’Île (2000) et Rough Cut (2008), polar méta scénarisé et produit par le cinéaste, cette édition copieuse permet de revenir aux linéaments de l’auteur sulfureux sud-coréen et de se rappeler, non sans violence, que l’art « n’est pas un dîner de gala » .

 

 

Si un film, c’est une maison, son seuil doit en orchestrer l’entrée cérémonielle. L’Île s’ouvre comme une aurore d’automne : par un matin calme dans la brume, qui échancre la beauté bariolée des bungalows. Ce qui va devenir un théâtre de la cruauté se donne là, fin prêt. Le rideau sur ce petit précipité d’humanité isolée peut se lever. Dès son 4ème long-métrage, Kim témoigne d’une inclinaison forte pour l’isolement social voire monastique que Printemps, été, automne, hiver… et printemps (2003) incarnera à son paroxysme. On y décèle également déjà un goût, consubstantiel à son Œuvre, pour le mutisme, au profit de l’éloquence sensorielle du muet. Les deux fondus enchaînés par lesquels s’ouvrent et se ferment le tout empruntent un des motifs fétiches de l’esthétique du muet pour donner forme à la confusion de l’homme dans la nature, dans un geste au réalisme poétique fiévreux.

La belle et fantomatique Hee-jin s’occupe d’îlots de pêche au beau milieu d’un site naturel idyllique. Silencieuse, elle accueille les clients et survit en vendant de la nourriture et des boissons. Elle se prostitue occasionnellement.

Un jour, Hyun-shik, un homme plus désespéré que les autres, débarque sur cet îlot. A la ville, il a tué sa femme et cherche dorénavant un endroit pour disparaître et oublier sa peine. La souffrance de cet homme intrigue Hee-jin.

Devant la parcimonie des mots, la musique se fait alors l’expression des sentiments. Elle dépose sur l’ambiance globale une pesanteur entre polar, thriller et horreur qui fait naviguer l’ensemble entre différents niveaux d’intensité, différents registres d’émotion (rendant le tout interdit aux moins de 16 ans). Mais, surtout, la bande originale déjoue les attentes attachées à chacun de ces genres pour promouvoir de nouvelles lignes de fuite narratives. Tant et si bien que, à plusieurs reprises, on ne sait pas vraiment à quoi s’attendre dans les séquences.

Tout à son audace idiosyncrasique, le film digère, laisse percevoir, des foules d’influences asiatiques : de la barque spectrale sur une lagune brumeuse, évoquant Les Contes de la lune vague après la pluie, à la vengeance au visage féminin atrabilaire, évoquant Kaji Meiko en Scorpion, en passant par l’absolutisme surréaliste de L’Empire des sens et de La Ballade de Narayama, la radicalité d’un certain cinéma japonais semble hanter l’oeuvre.

La mise en scène de Kim Ki-duk, dans son grand geste panoptique d’embrasser toutes les dimensions de la condition humaine (des plus belles aux plus vulgaires), ose souvent des points de vue singuliers. Comme ce plan, filmé en contre-plongée zénithale, sous l’eau, d’un homme en train de déféquer dans le lac. Plouf ! À plusieurs reprises, l’œuvre cultive le contraste entre son cadre pittoresque, champêtre et lacustre et des éléments extérieurs, tantôt symptomatiques de la décadence sociale (la richesse ostentatoire d’un patron, deux prostituées sur un scooter et leur maquereau…), tantôt révélateurs de la nature animale des êtres humains. Ce tuilage des contraires figure les paradoxes dont est sculptée l’existence. Dans le making of du tournage, présent dans l’un des boni, Kim Ki-duk fait part son intention d’aborder la nature humaine dans ce qu’elle a de plus belle, et précisément dans ce que cette beauté tient de sublime et d’abject, « d’or et de merde » . Les scènes les plus violentes sonnent le rappel : un artiste n’est pas l’enlumineur de la petite joliesse du quotidien, il a pour sacerdoce de rendre gorge du faste de l’existence, dans ses ténèbres et ses lumières.

Tous les rapports sociaux sont ici regardés, re-mis en scène, avec la précision synthétique d’un anthropologue qui chausserait les lunettes de l’entomologiste et la sensibilité de l’artiste. Les rapports de domination et leur faux-semblants arbitraires sont rendus à leur cruauté animale, amorales même. C’est ce qui dérange le plus au visionnage et c’est ce qui fait sa force singulière. Le personnage fascinant de Hee-jin est offre l’illustration troublante.

L’être humain s’y déchausse tellement de ses apparats sociaux et s’y réduit tellement à sa condition bestiale que le protagoniste masculin en vient à se mutiler en se hameçonnant la gueule. Je vois laisse deviner où le protagoniste féminin se hameçonne… Kim Ki-duk met à l’épreuve l’expression de John Donne : « Nul homme n’est qu’une île« . Vraiment ? L’être humain ne peut-il tendre à l’autonomie parfaite ? Ou est-il sempiternellement versé à s’allier avec les autres, avec douceur ou violence ?

La topographie du décor est aussi expressive que toute la grammaire du style. Ce lac qui entoure et enserre l’ensemble du récit est une ligne d’horizontalité, bien sûr, mais surtout un démarcation qui partage la surface et les profondeurs. Il semble qu’à la surface survit la morale des vivants, tandis que sous l’eau, où basculent les cadavres, réside l’empire des morts. Dans ce jeu de troubles (l’apparence et la profondeur, l’être social et l’homme animal, la superficie et les profondeurs), une dialectique nerveuse laisse suspendre l’homme entre son existence (son devenir) et ses origines. L’image finale consigne la quête du film à circonscrire, non sans brutalité et sauvagerie, une certaine « origine du monde » .

À cette œuvre souveraine, le coffret offre un second film, autrement moins saisissant. Rough Cut, réalisé en 2008 par Hun Jang, dispose du même attachement de Kim Ki-duk (alors scénariste et producteur) à une certaine frénésie révoltée. Sur le tournage d’un film réalisé par un certain Bong (wink wink), un jeune acteur montant et son ami mafieux s’associent autour d’un tournage, le film jouant de désillusions à propos du cinéma en faisant confondre séquences de tournage et véritables scènes de rue. Commençant comme un film de gangster classique, et sans grande inspiration formelle (si ce n’est en ajoutant, de-ci de-là, des fluos façon Seijun Suzuki), la réalisation cultive une certaine représentation sèche de la violence sociale et sexuelle. Le plaisir de bafouer l’hypocrisie sociale, cher à Kim, se retrouve ici mais sans la sublimation formelle ni l’engagement esthétique pur. Les thématiques de l’auteur se diluent dans une forme assez commune, qui ne tient que grâce au montage extrêmement syncopé et au rythme nerveux de l’ensemble. Il aurait fallu une musique inspirée pour élever le tout vers les horizons de Park ou de Kitano, ou que le récit se soustrait de ses conventions de genre pour atteindre à une certaine fascination acétique. Dans son juste milieu (peut-être par souci de producteur, plus que d’auteur), le film siège plutôt dans un ventre mou du polar coréen. Reste à reprendre la direction de L’Île, pour retrouver le goût de la déflagration.

Boni de Spectrum Films

Sur chacune des deux galettes du combo, l’éditeur confirme qu’il reste un des meilleurs créateurs de suppléments dans le marché actuel de l’édition DVD/BR française.

Le Blu-Ray de L’Île offre un documentaire d’une heure, réalisé en 2007 par Antoine Coppola. Kim Ki-duk, cinéaste de la beauté compulsive sonde le mystère de l’auteur. Riche d’images d’entretien avec le cinéaste, de nombreux extraits de ses films (alors choyés dans les festivals du monde entier), le tout entremêlé à une sorte de road-movie confessionnel accompagné par la voix d’Antoine Coppola, ce bonus ne se parcourt pas sans trouble. Il y a quelque chose de plaisant à revoir les plus grands moments de son cinéma et d’étrange à côtoyer avec intimité l’auteur défunt, souriant avant sa chute dans une profonde dépression.

À ce documentaire s’accompagne de nombreux boni : une présentation (peut-être un peu terne) de 5min30 de Panos Kotzathanasis, grand amateur des cinémas asiatiques
+ un entretien de 4min de Kim Kim-duk sur le tournage du film (document précieux, notamment parce qu’on l’entend déclarer un manifeste à tout son cinéma, et à ce que devrait toujours être l’art contemporain : « La plupart du temps, lorsque nous parlons de beauté, nous évoquons de beaux paysages ou le côté heureux de la vie. Par « beauté », je parle de la vie dans son ensemble. Dans cette beauté, il y a de la vulgarité, de la destructivité, de la passion. Tout, y compris le grotesque et la folie. Ce mélange, c’est la beauté. » 
+ un entretien de 5min30 avec les deux acteurs principaux Seo Jung et Kim Yoo-suk, qui témoignent d’une intelligence sensible à ne pas servir la soupe de la promo mais pensent leur rôle et l’interprétation qu’ils se font du récit
+ un making of de 7min, saisi dans la brume et le soleil d’hiver, qui témoigne, preuves à l’appui, des conditions météorologiques dans lesquelles le tournage s’est passé et de l’épreuve physique que cela a dû représenter pour toutes les équipes. L’ironie de ce bonus montre le contraste entre le tournage (plein d’une équipe et d’une technique imposantes) et le dépeuplement au cœur de l’œuvre
+ un tour d’horizon, par l’intime, de 37min du cas Kim Ki-duk par un entretien face caméra avec Antoine Coppola (bien différent alors du documentaire de 2007) qui revient longuement sur la réception houleuse du cinéaste dans son pays (en le comparant à Tsai Ming-liang pour Taïwan), sa rencontre avec lui à Busan, etc.
+ une autre introduction, de l’édition BR, de 7min30 par le vidéaste web Merej, extraits du film à l’appui, qui revient sur la légende du film et la biographie de son auteur.

Le Blu-ray de Rough Cut n’est pas moins généreux : documentaire de 55min, Les enragés du cinéma coréen (2007) signé par Yves Montmayeur (un des principaux spécialistes de la question en France) et une foule de boni. Dans ce documentaire, passionnant pour ce qu’il synthétise des conditions d’émergence culturelle et socio-économique du cinéma sud-coréen à l’orée des années 2000. On y entend, à juste titre : « Le cinéma coréen a remplacé le cinéma hongkongais et est devenu le cinéma dominant de la région« . Le documentaire, avec une foule d’extraits, s’arrête notamment sur le cinéma de genre populaire de l’époque, exit donc les Hong Sang-soo, Im Kwon-taek ou autre Lee Chang-dong.
L’ensemble se complète d’une présentation (tout aussi apathique) de 6min de Panos Kotzathanasis et, surtout, d’un making of d’1h43. Intitulé Modules promotionnels (!), ce bonus compile avec générosité la parole de ses créateurs (réalisateur, directeur de production…) et donne à voir l’œuvre en train de se faire, de se penser et de se marketer pour le grand public (jusque lors de la conférence de presse à la sortie du film).

Les films et les boni, dans un packaging toujours inspiré qui font la marque de l’éditeur, ce n’est pas moins de 6-7h de visionnage qui attendent ceux qui feront l’acquisition de cette belle édition. Et se remémoreront la qualité singulière du cinéma de Kim Ki-duk (auteur ou producteur) dans un cinéma sud-coréen alors orphelin d’une telle fronde.

Flavien Poncet

Coffret L’Île & Rough Cut de Kim Ki-duk. Corée du Sud. 2000 et 2008. Disponible en édition Blu-Ray chez Spectrum Films le 01/10/2021

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