VIDEO – Hiroshima de Sekigawa Hideo

Posté le 28 avril 2021 par

De la représentation de la catastrophe nucléaire s’articule tout un pan du cinéma japonais post Seconde Guerre mondiale. Des portraits aux multiples visages et incarnations, mais fondés sur une seule et même horreur : celle des 6 et 9 août 1945, quand le quotidien des habitants de Hiroshima et de Nagasaki bascula dans les ténèbres. C’est à compter du 28 avril que nous aurons l’honneur de découvrir l’un d’eux, et sans doute le premier à avoir attaqué si frontalement le bombardement atomique : sobrement intitulé Hiroshima (1953), réalisé par Sekigawa Hideo, disponible dans sa version restaurée en DVD et Blu-Ray chez Carlotta.

Hiroshima, début des années 1950. Professeur au lycée, Kitagawa constate que nombre de ses élèves souffrent des séquelles de la bombe atomique. Il entame alors une discussion avec eux. Face à l’ignorance et à l’indifférence des Japonais, et afin que les victimes ne soient pas contraintes de vivre dans l’ombre de la société, ils estiment nécessaire que leurs compatriotes se rappellent ce jour si fatidique du 6 août 1945…

Dès les premières secondes, Hiroshima (1953) nous confronte à une dure réalité : nous ne savons rien des évènements du 6 août 1945, pas plus de ses conséquences directes et indirectes sur la population de la ville portuaire. La construction idéologique et militariste de la victoire, développée dans le courant des dernières décennies, ne laisse pas place à la réalisation d’une telle catastrophe. Ce n’est pourtant pas le nouveau gouvernement japonais qui émergea des cendres de la guerre qui censura le film, mais celui des Etats-Unis, pour cause d’être jugé trop antiaméricaniste à sa sortie. Le générique nous dévoile bien qu’il n’est pas une production comme les autres : Sekigawa Hideo est financé, soutenu et distribué par le Syndicat des enseignants japonais, par la mairie d’Hiroshima, et par l’Association des victimes de la bombe atomique. Nous ne pouvions que très difficilement voir ce film, à l’exception de séquences utilisées par Alain Resnais dans Hiroshima mon amour (1959), et voilà qu’il émerge à nouveau. Par devoir de mémoire, à partir de témoignages écrits de survivants, et afin de ne pas livrer un portrait trop immédiat, le réalisateur prend le parti de débuter quelques années après la tragédie.

Nous sommes dans une salle de classe d’Hiroshima en 1953, le professeur Kitagawa (interprété par Okada Eiji qui incarnait également le personnage principal du film de Resnais) diffuse un hommage radio glaçant mais sans doute trop brutal pour ces élèves qui ont vécu la catastrophe. Une jeune étudiante dont le traumatisme ne peut rester intérieur se lève et supplie l’enseignant de couper court à l’émission. En se rapprochant d’elle, il la surprend à saigner du nez. Elle sera hospitalisée et diagnostiquée d’une leucémie. Par la suite, inquiet pour ses élèves et honteux de ne pas avoir pris conscience des conséquences nucléaires, Kitagawa ouvre un dialogue avec eux. C’est à ce moment que nous réalisons tout le caractère ludique du long-métrage, presque documentaire dans la forme comme dans le fond. On y voit la rage d’enfants oubliés par le monde, furieux d’être érigés en martyrs pour la paix quand personne, pas même au pays, ne semble les considérer. On y apprend qu’une petite salle de classe parmi tant d’autres compte près d’un tiers de malades graves, à l’image de cette jeune fille qui souffre de troubles de la mémoire et de fatigue, qui ne peut se tenir debout en période de canicule. Un élève se moquant des « irradiés » nous démontre tout aussi bien la complexité de la situation pour ces jeunes en perte de repères, tiraillés entre le silence pour ne pas réveiller les hostilités, et la remémoration de la gloire japonaise d’antan. Loin de la leçon de morale, c’est plutôt dans l’optique de donner un visage et des mots à cette catastrophe, que l’on a trop tendance à caractériser comme telle en dépit des victimes, que Sekigawa engage une discussion aux propriétés cathartiques universelles. Par cette approche didactique, chacun et chacune livre un témoignage poignant qui ne doit jamais être oublié.

Le reste du film est cependant dédié à l’attaque frontale du bombardement atomique. Donnant naissance à d’effroyables images pourtant nécessaires, Sekigawa, au travers de sa caméra, illustre l’ampleur démesurée de cette arme de destruction massive de 15 kilotonnes. Après un court rai de lumière qui perfore les nuages et nappe la course du soleil à l’horizon (images d’archives de la bombe), ne reste qu’une ville en cendres jonchée de cadavres. Sans pathos, avec un brin de dramatisation par la musique (la situation l’est déjà bien assez), est immortalisé le désarroi du moment chez les habitants d’Hiroshima, ou de ce qu’il en reste. La reconstitution des décors en ruines, les mannequins carbonisés, les dizaines de figurants qui errent sans but à la vaine recherche de leurs proches : tout y est. Sekigawa agrémente ses images d’une partie fictionnelle déchirante où l’on découvre un père, dont le jeu ponctué d’accents expressionnistes dit beaucoup, en quête de son fils à l’école ce jour-là. Un portrait de la dévastation côtoyant plusieurs fois la candeur, celle d’élèves ensevelis sous les décombres de leur lieu d’éducation, symbole fort et sobre comme le sont les 1h44 du long-métrage. Difficile de s’imaginer qu’un tel film ait pu voir le jour seulement 8 ans après le désastre, quand on sait qu’il en faudra 30 au manga Gen d’Hiroshima (1975-1985), 46 pour le Kayoko’s Diary (1991) de Arihara Seiji, et au moins autant pour le Rhapsodie en Août (1991) de Kurosawa Akira, bien que ce dernier ait déjà représenté les dégâts traumatiques du bombardement avec Vivre dans la peur (1955). Shindo Kaneto avait également traité ses conséquences sociales dès 1952, dans le docudrame Les Enfants d’Hiroshima, mais aucun ne s’était attelé à une pareille reconstruction réaliste des évènements.

Une fois l’épicentre de la terreur passé, le film porte le regard sur la gestion chaotique de la crise humanitaire, parfois manifestant de la surcharge des hôpitaux où s’amassent les centaines de milliers de blessés, parfois mettant l’accent sur les fervents militaires ironiquement certains de la fiabilité de leurs protections anti-aériennes. Une pointe de cynisme s’en dégage : « il faut redonner confiance en la population et appliquer l’ordre », avant de nous confronter à un soldat devenu fou, hurlant à tue-tête dans les rues et obligeant les plus démunis à faire le salut militaire, puis s’effondrant au fond du cadre. Laissés sans-abri, les enfants tombent dans la délinquance et imaginent des stratagèmes pour mendier auprès des Américains (« Je ne sais pas ce que ça signifie, mais dis ‘’hungry’’ et tu auras du pain »). Pour revenir aux hôpitaux, les blessés s’y entassent et commencent à développer les premiers symptômes des radiations, sans réelles études convaincantes sur ces derniers. Pluie noire (1980) d’Imamura Shohei se chargera de les évoquer. Afin de s’assurer de la fertilité du sol, les médecins y plantent des radis. Rien ne pouvait symboliser autant l’espoir qu’une jeune pousse parmi la désolation, que docteurs comme patients implorent dans les larmes, sur les vestiges d’une dignité humaine et d’une ville à rebâtir.

BONUSHiroshima, le cinéma et l’imaginaire du nucléaire au Japon de Jasper Sharp (33mn) : en supplément du film, vient ce documentaire passionnant sur les débuts des représentations des bombardements atomiques au Japon dans les médias. L’écrivain, réalisateur britannique et spécialiste du cinéma japonais Jasper Sharp, après une remise en contexte historique, nous présente les difficultés que pouvait engendrer la diffusion d’images de Hiroshima et de Nagasaki vis-à-vis de la censure, qui n’est plus celle des législations impériales mais du nouvel occupant américain. L’on y apprend parmi d’autres que Les Cloches de Nagasaki (1950) de Oba Hideo (écrit par Shindo Kaneto) est l’une des premières fictions sur les évènements, adaptée du témoignage de Nagai Takashi qui publia un livre du même nom en 1949. En parallèle, les descriptions se font aussi sur papier. La maison d’édition Iwanami Shoten publie par exemple (en 1951) une compilation de 105 témoignages d’enfants survivants, relevés par le Dr Osada Arata (décédé d’un cancer quelques années plus tard). Nous apprenons également diverses polémiques locales, de la part du public comme des critiques, quant à l’approche parfois sentimentale de la tragédie et du traumatisme. Les images d’archives et citations choisies, ainsi que les nombreuses informations relatives à la représentation de la guerre nucléaire sur l’archipel au fil des époques (de Godzilla aux documentaires et essais expérimentaux), sont une source fondamentale à mobiliser pour enrichir le visionnage du film de Sekigawa Hideo.

Davantage qu’un réquisitoire contre la guerre ou même un film sur la paix, Hiroshima est une stèle, un monument aux morts racontant l’histoire de ceux qui gisent dans la nécropole qu’est cette ville japonaise touchée le 6 août 1945 à 8h15, heure locale, par la bombe atomique Little Boy. Sekigawa Hideo rédige, avec toutes les équipes ayant participé à l’aboutissement du métrage, et avec autant de violence que de sobriété, une lettre aux générations futures en mémoire des personnes disparues. Nous avons le privilège de découvrir ce manifeste aujourd’hui en DVD et Blu-Ray chez les éditions Carlotta, dans sa superbe restauration accompagnée du documentaire Hiroshima, le cinéma et l’imaginaire du nucléaire au Japon de Jasper Sharp. Nous citerons pour les conclure les précieux mots d’Oliver Stone : « les souvenir sont toujours un combat contre l’oubli ».

Richard Guerry.

Hiroshima de Sekigawa Hideo. 1953. Japon. Disponible en DVD et Blu-Ray le 28/04/2021 chez Carlotta.

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