Quatre chefs d’œuvre du cinéaste Wong Kar-wai sont actuellement mis à l’honneur sur Mubi. Retour sur Les Anges déchus, pendant désenchanté de Chungking Express.
Les Anges déchus est souvent considéré comme le film jumeau du classique Chungking Express (1994), réalisé l’année précédente. C’est clairement le revers d’une même pièce à tout point de vue, les personnages, situations et environnements répondant de manière inversée à Chungking Express même si l’on retrouve presque les même lieux et parfois acteurs (Kaneshiro Takeshi qui jouait un policier et ici un voleur). Ces liens volontaires sont justifiés puisque à l’origine le film devait constituer le troisième segment de Chungking Express mais Wong Kar-wai avait trouvé un équilibre si miraculeux avec les deux premières histoires se complétant idéalement (passant de l’ombre à la lumière, de la douleur de la rupture et à la candeur de l’émoi amoureux) qu’un récit de plus aurait alourdi l’ensemble. Tout cela serait donc exploité dans un nouveau film, Les Anges déchus.
La logique interne du film diffère totalement de Chungking Express tout en en prolongeant le ton mais de manière plus sombre et désenchantée. L’amour constituait les maux et le remède de Chungking Express quand ici le malaise semble plus profond. Plusieurs histoires et personnages s’entremêlent tout du long dans un Hong Kong nocturne interlope où tous types de rencontres sont possibles. C’est dans ce cadre que l’on va suivre les destins d’un tueur à gage (Leon Lai), de sa partenaire (Michelle Reis) et d’un jeune muet (Kaneshiro Takeshi) passant ses nuit à investir et exploiter illégalement les commerces des autres. La forme s’adapte idéalement à chacun d’eux. Ambiance pesante, sentiment de boucle et ralenti stylisé lors des fusillades (une réinvention de ce qu’il faisait dans As Tears Go By) pour les déambulations de notre tueur taciturne et tout de noir vêtu, sur fond de reprise locale du Karmacoma de Massive Attack. Plans fixes glamour, caméra à l’épaule et touche lascive frustrée pour la partenaire ne vivant que dans l’ombre et le fantasme d’une relation avec le tueur dont elle ne croise que rarement la route. Le muet aura droit à une mise en scène plus spontanée et surprenante en accord avec le caractère joyeux et imprévisible du personnage avec image vidéo, effet de montage décalé et humour absurde. Wong Kar-wai y ajoute des expérimentations sur la temporalité et la couleur, propres à exprimer un sentiment particulier à des moments précis grâce à la photo travaillée et immersive de Christopher Doyle.
Tous trois traînent cependant un spleen et un vide dans leur existence artificiellement comblée par leurs activités nocturnes qui ne suffiront bientôt plus à dissimuler ce mal-être latent. L’absence de vie sociale et la rencontre avec un ancien camarade de lycée renvoient le tueur à la vacuité de son dangereux métier qui lui interdit tout lien avec l’extérieur. Michelle Reis est une poupée de cire qui ne vit et s’anime que dans les résidus d’un autre insaisissable en se masturbant fiévreusement dans la solitude de sa chambre exiguë. Le muet refuse de grandir réellement et par ses taquineries envers ses « clients » (hilarante scène de vente et services forcés) et son mode de vie est resté celui du petit garçon turbulent et dépendant de son père. L’amour n’est pas la solution et les romances nouées offrent les moments les plus décalés et touchants du film lorsque l’on croise quelques excentriques aussi perturbés que nos héros. La folie douce de Blondie (Karen Mok) est ainsi la barrière pour un désespoir qui ne se révèlera qu’en toute fin, tout comme les accès de rage dépités de Charlie Young (l’inoubliable héroïne de The Lovers). Le tueur et le muet feront souffrir ou souffriront de ces amours tumultueuses et vouées à l’échec car ce n’est qu’en acceptant d’évoluer et de changer d’existence qu’ils pourront enfin avancer.
Les Anges déchus est ainsi un film plus introspectif que Chungking Express qui allait de l’ombre à la lumière par la grâce de la rencontre avec l’autre. Ici prime le cheminement intérieur et paradoxalement, c’est le plus conscient qui se perdra définitivement sous les balles quand le plus immature ouvrira les yeux dans une aussi sobre que poignante scène de deuil. Seulement là pourra se faire la rencontre finale (Wong Kar-wai, par le simple fait de montrer Michelle Reis crûment, sans les artifices, maquillages et coiffure stylisée, illustre une même évolution chez elle que les autres protagonistes) dans une magnifique fin ouverte et typique du romantisme aérien à la Wong Kar-wai.
Justin Kwedi.
Les Anges déchus de Wong Kar-wai. 1995. Hong Kong. Disponible sur Mubi