Avec Les Cendres du temps, Wong Kar-wai réinvente le wu xia pian pour un résultat qui ne ressemble qu’à lui, romanesque, poétique et introspectif… En 2008, le réalisateur remonte le film. Cette nouvelle version est disponible sur Mubi !
Ouyang Feng vit seul dans le désert de l’Ouest depuis que la femme qu’il aimait l’a quitté. Il engage des tueurs à gages experts en arts martiaux pour exécuter des contrats. Son cœur meurtri l’a rendu cynique et sans pitié, mais ses rencontres avec amis, clients et futurs ennemis vont lui faire prendre conscience de sa solitude.
Les Cendres du temps voit Wong Kar-wai délaisser le spleen urbain de ses premiers films pour s’aventurer dans le wu xia pian. Comme tout jeune spectateur de Hong Kong, Wong Kar-wai a grandi avec les films du genre et notamment les films de la Shaw Brothers. Il adapte d’ailleurs ici une saga de Jin Yong, maître de la littérature martiale dont les œuvres ont été de nombreuses fois transposées au cinéma. Bien évidemment, Wong Kar-wai va livrer une vision toute personnelle du wu xia pian tout en essayant de respecter les canons du genre.
L’univers du jiang hu (le monde des arts martiaux), les capacités martiales des protagonistes et leurs exploits, tout ceci est en arrière-plan pour Wong Kar-wai qui déleste ses héros de toute dimension légendaire pour en faire de simples êtres humains rongés par leurs fêlures. Le pivot du récit est Feng (Leslie Cheung), intermédiaire de tueur vivant seul dans le désert depuis que la femme qu’il aimait (Maggie Cheung) l’a quitté pour épouser son frère. Tandis que son propre drame se révèle par fragments, la rencontre avec des clients et autres bretteurs chevronnés au fil des saisons va faire découvrir l’envers et les terribles sacrifices qu’exige ce monde du jiang hu. Wong Kar-wai montre des personnages las de cette éternelle quête de pouvoir et de puissance dans laquelle ils se sont perdus, l’amour servant de révélateur pour le meilleur et pour le pire. Dès lors, les prouesses martiales et les combats virtuoses sont les barouds d’honneur d’une époque révolue, où les héros n’en sont plus que le nom, rattrapés par leurs tourments sentimentaux. Lin Ching-hsia magnifie ainsi sa célèbre figure androgyne avec cette jeune femme schizophrène et rendue folle par une promesse d’amour non tenue, condamnée à voir ses personnalités s’affronter. Tony Leung Chiu-wai, sachant qu’il s’apprête à perdre la vue, préfère mourir au combat plutôt que de voir son épouse (Charlie Young) assister à sa régression. Une épouse convoitée par son ami Yaoshi (Tony Leung Ka-fai) qui, coupable, préfèrera sombrer dans l’oubli alcoolisé par culpabilité. L’invincible Qi (Jacky Cheung) perd de sa superbe quand son détachement arrogant s’effrite et le rend vulnérable car ses pensées son perturbées par celle qu’il aime (Carina Lau).
Les affrontements chorégraphiés par Sammo Hung caractérisent ainsi les héros dans l’action par leur gestuelle. Stylisée et poétique pour Ling Ching-hsia, dont la double personnalité s’exprime autant par les traits androgynes de l’actrice que par un montage gracieux. Les adversaires ne sont que des ombres pour le bretteur aveugle Tony Leung Chiu-wai, Wong Kar-wai s’attardant sur son visage résigné pour exprimer le sentiment pesant et d’inéluctable quant à son sort. Il se bat surtout contre lui-même et s’offrir une fin digne, même si au coup fatal ses pensées iront vers celle qu’il a laissée au loin. La vélocité et la puissance de Qi sont au contraire magnifiées dans une dilatation du temps récurrente dans les gimmicks visuels du réalisateur, mais ce n’est que pour mieux le ramener à son humanité lorsqu’il perd un doigt dans un combat pourtant bien moins périlleux.
Les tourments des hommes ne sont que poussière dans le défilement du temps et la manifestation des éléments et mieux vaut ne pas se perdre dans de vaines quêtes de pouvoir ou s’abandonner à un passé douloureux. Au fil des drames auxquels il assiste, Feng revivra son histoire et finira par comprendre.
Wong Kar-wai dans cette version redux appuie bien plus ces aspects que dans son montage initial en ajoutant numériquement d’irréelles manifestations naturelles, en retravaillant sa lumière et surtout en ajoutant ce chapitrage en saison qui rend la construction et l’idée générale plus limpide. Le désert semble aussi infini et confus que le désespoir des personnages, tous magnifiés quel que soit leur temps à l’écran (divine apparition finale de Maggie Cheung) et constituant le plus beau casting du cinéma de Hong Kong des années 90. Le tournage sera de longue haleine pour que Wong Kar-wai parvienne à cette vision, autant par ses hésitations qu’un budget restreint qui épuiseront l’équipe durant les deux ans de tournage entre 1992 et 1994 (Wong Kar-wai ayant même le temps de tourner Chungking Express entre deux interruptions). Le résultat, un chef-d’œuvre de wu xia pian introspectif après lequel courra vainement un Zhang Yimou sur son douteux Hero (à la beauté toc et au fond discutable) et finalement n’ayant qu’un vrai beau descendant, le récent The Grandmaster où Wong Kar-wai inflige le même traitement au film de kung-fu.
Justin Kwedi.
Les Cendres du temps de Wong Kar-wai. Hong Kong. 1994. Disponible sur Mubi