Le Quarante et unième

VIDEO – Le Quarante et unième de Grigori Tchoukraï

Posté le 27 mars 2021 par

Édité il y a quelques années en DVD par Potemkine, Le Quarante et unième est un des chefs d’œuvre de la période du « dégel » en Union soviétique. Sa magnifique romance s’entremêle avec brio aux questionnements et à la remise en question du régime par Grigori Tchoukraï.

Au cours de la Guerre civile russe (1918-1921), une unité de l’Armée rouge en marche dans une région désertique du Turkestan fait prisonnier un officier blanc. Il doit être emmené à l’état-major par un détachement de trois soldats, parmi lesquels Marioutka, tireuse d’élite, qui a déjà abattu 40 gardes blancs. Le détachement subit une tempête sur la mer d’Aral ; Marioutka et le prisonnier trouvent refuge sur une île et dans cet isolement, vivent une histoire d’amour. 

Le Quarante et unième est une œuvre emblématique de la politique du « dégel » ayant cours en Union soviétique après la mort de Staline en 1953. Lorsque Khrouchtchev prend les rênes du Parti Communiste en 1954, il décide de faire table rase du culte stalinien de la personnalité et d’adopter une politique d’ouverture qui va naturellement toucher les arts. Le cinéma, jusque-là pur outil idéologique dans les histoires, personnages et situations schématiques, en bénéficie et voit l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes dont Grigori Tchoukhraï. Celui-ci, héros décoré de la Deuxième Guerre mondiale – où il combat sur le Front du Sud, le Front de Stalingrad, le Front du Don et le Front de Voronej – est un fervent croyant du communisme dont il estime les dérives causées par les dirigeants. Il aura ainsi tout au long de ses films et de son action politique ce regard à la fois lucide et humaniste qui en fait la grande figure cinématographique de cette ère du « dégel » qui courra jusqu’en 1964. Tchoukhraï intègre l’Institut national du cinéma (VGIK) après la guerre et est engagé après son diplôme au sein des studios Mosfilm où il a rapidement l’occasion de réaliser son premier film. Ce sera Le Quarante et unième, seconde adaptation de la nouvelle de Boris Lavrenev après celle, muette, de Protazanov en 1926. Cette première version, fidèle à la nouvelle, s’inscrivait dans ce courant idéologique où le dilemme amoureux de l’héroïne était surmonté par la doctrine, la romance avortée étant plutôt un prétexte à expliquer les sacrifices nécessaires pour la cause. Grigori Tchoukhraï, tout en étant très fidèle au déroulement de la nouvelle et en entretenant pas mal de similitudes formelles avec le film de 1926, est cependant totalement à contre-courant du message initial.

Tchoukhraï fait constamment osciller les personnages entre leur humanité et l’idéologie, les situations extrêmes auxquelles ils sont confrontés les faisant peu à peu vaciller. La première scène voit ainsi la tireuse d’élite Marioutka (Izolda Izvitskaïa) abattre froidement des officiers de son fusil, simples ombres anonymes tombant sous ses balles dans ce désert du Turkestan. Impitoyable, le visage buté et anonyme, la féminité effacée par sa combinaison et sa chapka, c’est un soldat de l’Armée Rouge avant tout. Pourtant, malgré leurs actes féroces, cette escouade rouge perdue dans le désert montre des failles n’en faisant pas de simples automates du régime bolchévique. Ce sera dans le rapport aux autres, telle cette scène où l’on ressent la gêne du chef Evsioukov (Nikolaï Krioutchkov) à laisser sans ressources un groupe de nomade dont il s’empare des chameaux. Ce sera ensuite dans le fonctionnement interne où la solidarité domine plutôt que le châtiment aveugle pour un soldat ayant failli en s’endormant et laissant fuir les chameaux (avec au passage une courte scène de rêve où avant Docteur Jivago, le paradis russe est déjà inondé de jonquilles). Cela préfigure ainsi les rapports entre Marioutka et le lieutenant Govoroukha-Otrok (Oleg Strijenov), officier des « blancs » dont elle a la surveillance. Tchoukhraï effiloche progressivement les motifs de leur antagonisme. Ce sera d’abord par l’escouade peu à peu décimée par la rigueur du désert, le rapport neutre et brutal geôlier/prisonnier laissant place à un beau premier échange. Exaltée par la cause, Marioutka tente laborieusement d’écrire des vers mettant en valeur les hauts faits de son escouade. L’officier plus cultivé tente de l’aider et l’encourage même à progresser après la guerre en faisant des études. Il cesse soudain d’être un blanc, un aristocrate et un ennemi anonyme pour devenir une figure amicale dont elle va détacher les liens – tout en lui faisant jurer sur le régime de ne pas s’enfuir.

Alors qu’elle escorte en mer son prisonnier, une tempête va les isoler sur une île déserte. Le décor de guerre et ses belligérants disparaissent dans cet environnement dépouillé, et symboliquement les personnages doivent retirer leurs uniformes trempés pour révéler une nudité qui ôte les derniers oripeaux de la civilisation source de leur opposition. La notion homme/femme s’estompe aussi au départ dans cette logique de survie, Marioutka étant à la fois plus aguerrie et résistante dans ce cadre hostile que son compagnon rapidement fauché par la fièvre. La sollicitude de Marioutka semble d’abord ainsi plus due à une peur de la solitude dans cet environnement, mais c’est déjà un attachement plus grand qui se devine. L’officier attire la jeune femme tant par sa beauté physique (le port noble, les grands yeux bleus et le visage angélique d’Oleg Strijenov aidant) loin des visages bourrus des rouges vus auparavant, que par l’ouverture sur le monde, la culture et l’imagination qu’il incarne. Notre héroïne redevient petite fille lorsqu’il lui narre l’histoire de Robinson Crusoé dans une magnifique scène qui débouchera sur leur première étreinte. Formellement, Tchoukhraï tisse un écrin somptueux avec des extérieurs magnifiés par la photo de Sergey Urusevsky (particulièrement inspiré car voulant tirer la couverture à lui et convaincre les producteurs de son rôle majeur pour se voir confier des projets de mise en scène) et les teintes pastels du Sovcolor, alternative soviétique au Technicolor. Le réalisateur dépeint les sentiments changeants de son couple par un magnifique usage répété du fondu enchaîné, habilement dilaté pour laisser en suspension l’émotion d’un geste, l’expression d’un visage, et laisser suivre la séquence suivante où la complicité d’un personnage est plus marquée. Les grandes scènes d’extérieur sur l’île servent à la fois cette communion et un conflit jamais totalement estompé. Les plans rapprochés et lascifs soulignent la promiscuité des corps, les échanges de regards, et les plans d’ensemble illustrent l’absence d’entrave de ce lieu désert où le couple se résume à des silhouettes enlacées.

Tchoukhraï évite également toute naïveté ou manichéisme dans l’idéologie. Si l’amour estompe les différences nées de la civilisation, Tchoukhraï se garde bien de réveiller les anciennes oppositions par la faute d’un camp ou l’autre. L’officier s’avère exalté et prêt à tout abandonner par amour mais fait aussi preuve d’un détachement tout bourgeois pour le monde qui l’entoure. Marioutka, elle, en est trop consciente, les pieds sur terre mais également aveuglée par le dogme. Tout pourra pourtant toujours se résoudre par un geste tendre, par un oubli des dogmes et le choix de simplement s’aimer. Du moins jusqu’à ce que la civilisation et les divisions les rattrapent dans une conclusion tragique (et annoncée par le titre avec ce quarante et unième qui finit par arriver). Par son approche sensible et romantique, Tchoukhraï inverse la portée du final pourtant strictement identique à la nouvelle et à la version de 1926. La séparation ne relève pas ici d’une logique au service du régime, mais d’un déchirement où l’amour n’aura su dépasser la logique des hommes. Le film lance idéalement la carrière du réalisateur avec le prix spécial au Festival de Cannes 1957, et remportera un immense succès en Union soviétique (mais aussi en France où il totalisera plus d’un million d’entrées).

Justin Kwedi.

Le Quarante et unième de Grigori Tchoukraï. URSS. 1956. Disponible en DVD chez Potemkine.

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