Quelques années après son excellent Memories of Matsuko, Spectrum Films nous gratifie d’un nouveau coup de poing psycho-pop de Nakashima Tetsuya : The World of Kanako, sorti sur les écrans japonais en 2014 et mettant en scène l’acteur emblématique du cinéma japonais des années 2000, Yakusho Koji, ainsi que la vedette montante d’alors, Komatsu Nana, dont c’est le premier long-métrage après des débuts dans le mannequinat.
Un inspecteur de police, séparé de sa famille depuis fort longtemps, est appelé à l’aide par son ex-femme. Leur fille lycéenne, Kanako, a disparu depuis plusieurs jours. Il part à sa recherche et de fil en aiguille, découvre qu’il méconnaît totalement sa fille, et que sur son chemin chaotique, elle a semé la désolation dans ses relations, en trompant ses amis, les forçant à se prostituer et à se droguer. La question n’est pas de savoir où est Kanako, mais qui est Kanako ? Ses mille visages, oscillant entre jeune et jolie lycéenne kawaii et cheffe de bande déviante, sont autant de reflets de la personnalité de son propre père, une épave violente et vulgaire.
Dès les premières minutes, le ton de The World of Kanako est donné : par sa caméra aux mouvements hyperactifs, qui parfois ne laissent entrevoir que des mouvements vifs dans l’obscurité, et d’autres fois la violence la plus sanguinolente sous un ciel bleu éclatant et mortel, l’œil du spectateur est balancé dans tous les sens et est forcé à se caler au rythme des actes de barbarie commis par les personnages. Le film ne semble n’avoir aucune limite dans la violence qu’il dépeint, une violence charnelle, absolument dans la stylisation et non dans la dénonciation de quoique ce soit de sociologique. La preuve en est, le personnage du père, campé par Yakusho Koji, ne semble ni riche ni pauvre, il est d’une classe sociale moyenne, et son manque de discernement, sa sociopathie, sont un pur trait de caractère filmique, puisqu’à aucun moment, elle n’est justifiée par un quelconque événement dans son parcours. Sa profession elle-même, inspecteur de police, n’est qu’une manière de pasticher le film noir (menant à ce générique de début extraterrestre), ainsi que d’amorcer l’intrigue de recherche d’une disparue.
La violence ultragraphique du film aboutit à un genre d’absolu cinématographique, d’autant qu’il se fraye son propre chemin dans le cinéma de l’archipel, qu’on ne doit pas essayer de comparer avec Quentin Tarantino – certains commentateurs pourraient être tentés de le faire. The World of Kanako convoque tout un pan de la création visuelle japonaise contemporaine, ornant ses séquences hallucinatoires d’émojis et autres trouvailles visuelles pop, de courtes séquences en animation, d’une colorimétrie bleutée rappelant les photographies architecturales des grandes villes nippones sur les réseaux sociaux… Il peut compter aussi sur ses acteurs et actrices, les plus grands des années 2010, pour apporter leur lot de charisme et leur spécificités. On pense au regard trouble et cerné d’Odagiri Joe, mué ici en tueur psychopathe costumé, à l’aura de Kunimura Jun, qui a traversé les cinémas asiatiques dans tous les genres, y compris les plus étranges. Yakusho Koji emmène avec lui la noirceur des films de Kurosawa Kiyoshi mais innove en se débarrassant de toute chaleur humaine, un trait qu’il semble pourtant avoir toujours porté en lui. Komatsu Nana montre déjà de grandes prédispositions à l’acting et s’insère dans cette interstice délicate, propre au cinéma japonais, qui est d’avoir des allures d’une personne gentille tout en agissant d’une manière monstrueuse. Komatsu Nana livre une prestation proche de la lycéenne yandere, figure bien connue dans le manga et l’animation – sans pour autant complètement rentrer dans une case, puisque la yandere est une figure codifiée alors que Komatsu Nana compose, sous l’écriture de Nakashima, une expression d’une subtilité accrue. Nakatani Miki demeure le seul personnage « réel », professeure, dépassée par la violence qui l’entoure. Si l’on est tenté de penser que sa prestation dénote au vu de l’environnement bariolé du film, il accentue en réalité l’aspect malsain de l’œuvre, car il rappelle par petites touches que le film n’est pas qu’un cartoon et que des personnages commettent le pire.
Outre le soin apporté à l’esthétique de l’image par la stylisation, le film s’illustre pour ses qualités narratives ainsi que la peinture du lien ambiguë qui unit les deux protagonistes principaux, le père et sa fille, qui ne se croiseront jamais, si ce n’est au détour de flashbacks hallucinatoires. Le récit va et vient entre un présent et son passé de trois ans en arrière, entre l’enquête du père et le monde lycéen de Kanako et du narrateur, amoureux transi et trahi. La fluidité narrative est telle que malgré une introduction en fanfare, nous ne sommes jamais réellement perdus. L’épaisseur de l’écriture prend donc corps dans cette relation père-fille d’amour-haine aux contours flous, sans doute à cause d’un désir refoulé de la part du père que la fille manipulatrice se plait à exploiter, tout comme elle joue de son assurance et son amoralité pour régner sur son « monde », aux dépens des êtres qui y gravitent. Plus le récit avance, plus leur chance de se rencontrer s’éloignent, et plus, pourtant, ils semblent se ressembler, animés de pulsions de mort. La qualité de l’écriture des deux personnages se greffe à la graphie virevoltante du film et nous offre ce spectacle éclatant.
Véritable ballet-défouloir, The World of Kanako est le point de rencontre de personnages aussi truculents que mortifères, qui baignent tout le long du métrage dans le sang. De ce contexte poisseux, Nakashima parvient à en extraire une intrigue solide, dans laquelle les sursauts gores et les twists se relaient pour maintenir l’esprit du spectateur dans un éveil constant. La rythmique du film est ainsi parfaite, ne connaît aucun coup de mou et suscite la question suivante : jusqu’où l’action peut-elle aller ?
Bonus
Interview de Fukamachi Akio, l’auteur du roman original (8 minutes). Les questions posées à Fukamachi sont assez sommaires, mais les réponses qu’il apporte sont intéressantes car il dévoile facilement son ressenti au moment de l’écriture de l’ouvrage et son propre manque de confiance en lui. On apprend par exemple que quelques pistes de l’intrigue sont issues de faits divers qu’il a accolées à son vécu. On penserait presque à Paul Schrader, frustré socialement et ainsi inspiré pour écrire le scénario de Taxi Driver. La personnalité de cet auteur est tout à fait particulière et Nakashima s’est révélé bien en phase avec le roman pour accoucher d’un film de cette tenue, à la surprise même de l’écrivain.
Présentation du film par Stéphane du Mesnildot (5 minutes). Stéphane du Mesnildot apporte son expertise, non seulement du cinéma japonais, mais également de la culture moderne nippone pour nous éclairer de façon concise et efficace sur un film pas si facile à aborder. Il revient sur le parcours des acteurs et des actrices, les metteurs en scène chez lesquels ils se sont illustrés avant et après The World of Kanako, le style du réalisateur qu’il rapproche de celui de Sono Sion, et analyse brièvement le film, allant jusqu’à suggérer cette intention ; Kanako existe-t-elle seulement ? En cinq minutes, un beau tour d’horizon est fait.
Interview de Komatsu Nana (34 minutes). Plus qu’une interview de l’actrice principale du film, ce bonus est un petit documentaire fictionnalisé pour accompagner la sortie de l’œuvre, dans la mesure où Komatsu Nana en est la narratrice et répond aux questions qu’elle édicte avec des phrases qu’elle semble jouer, comme pour donner de l’aura à son caractère d’actrice. On est certes loin d’un document qui se révélerait précieux en termes d’informations techniques. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit des premiers mots compilés de Komatsu Nana à l’époque de son premier film, et c’est d’autant plus appréciable au vu de la belle carrière qu’elle connaîtra, et qui confirmera son charisme de comédienne. Par ailleurs, elle revient sur ses relations avec les autres acteurs débutants du film, ce qui achève d’offrir une intervention très fraiche sur la nouvelle garde d’acteurs et d’actrices du cinéma japonais contemporain, un cinéma bien dynamique. Elle évoque également sa collaboration avec le metteur en scène, un homme exigeant mais qu’elle a su apprécier, et les acteurs plus âgés que sont Yakusho Koji, qu’elle décrit comme très professionnel, et Nakatani Miki, au sujet de laquelle elle insistera sur l’intensité de la scène qu’elles ont partagée.
Making-of (31 minutes). Making-of de haute tenue, le bonus est le pendant technique de l’interview de Komatsu Nana. On y voit un réalisateur et des acteurs au travail, se questionnant, se répondant… L’entente entre Yakusho et Nakashima est totale, comme le confirme Nakashima en interview face caméra mais comme le révèle également les séquences prises au vif pendant le tournage. On y voit un Yakoshi Koji très efficace, habité par son personnage dès l’instant où la caméra tourne, et qui parvient à redevenir lui-même au clap, et surtout, n’hésitant pas à dialoguer avec le réalisateur afin de mieux cerner son personnage, y compris sur la scène très précise qu’il est en train de mettre en scène. Bien que focusé sur Nakashima, Yakusho et Nakatani (cela est bienvenu car il n’y pas d’autres entrevues avec ces personnalités sur les bonus du disque), les quelques instants s’intéressant à Komatsu Nana montrent cette fois-ci l’actrice sous un angle plus réaliste et moins fictionnalisé. On voit une nouvelle courte apparition de l’auteur du roman sur le plateau, confirmant tout le bien qu’il pense de l’adaptation.
Maxime Bauer.
The World of Kanako de Nakashima Tetsuya. Japon. 2014. Disponible en combo DVD/Blu-ray chez Spectrum Films en janvier 2021.