Sato Shinsuke est un réalisateur spécialisé dans l’adaptation de manga et d’anime contemporain. Sa dernière incursion chez Netflix lui permet de tenter le format sériel. De cette collaboration découle Alice in Borderland, adaptation du manga de Aso Haro qui permet au faiseur calibré qu’est Sato de s’inscrire dans un genre et dans une histoire du cinéma japonais subversif malgré lui.
Les œuvres de Sato Shinsuke sont fascinantes dans la mesure où il est un faiseur d’images qui a pour matériau d’autres images, des mangas et des œuvres d’animation japonaise. Ainsi, la question de l’adaptation est au cœur de la démarche de Sato, donc la question du réel des images. Ou plus simplement de comment ces pures représentations peuvent trouver une incarnation pertinente devant sa caméra. Contrairement à ce que l’on pourrait croire à l’aune des impératifs non-négociables de l’industrie et du caractère ultra libéral de l’industrie cinématographique nippone, le réalisateur parvient à offrir des œuvres de cinéma assez pertinentes. Nous ne sommes pas au niveau de la transgression d’un Miike Takashi ou d’un Sono Sion, mais nous ne somme pas non plus dans des produits calibrés où la réflexion esthétique est inexistante au profit d’une mise en scène télévisuelle. Dans son diptyque adapté du manga Gantz, il arrivait à nous faire sentir par les moyens du cinéma l’absurdité et la violence à plusieurs niveaux qui constituaient l’essence même du manga. Et jouait avec le contraste d’une mise en scène propre au drama dans les scènes du quotidien et d’une mise en scène spectaculaire pleine d’effets et de CGI dans les affrontements. Ce choc esthétique au sein des deux films parvenait à nous faire ressentir le désarroi et la confusion qui conditionnent la vie des personnages emprisonnés dans le système de Gantz.
Dans I am a Hero, adaptation d’un manga de Hanazawa Kengo qui a pour sujet la survie durant une invasion de zombies, Sato adapte également sa mise en scène de manière précise. Cette fois, la photographie terne du Tokyo de Gantz est remplacé par une image aux couleurs plus vives qui met en valeur les espaces et les corps car c’est de ce dont il s’agit, capter la lutte pour la survie. Ainsi, son dispositif est cette fois de rendre compte de l’effroi et de la sidération qu’opère le manga avec une utilisation du hors-champ et des plans séquences qui construisent une tension permanente où les corps ne semblent jamais en sécurité dans le cadre.
On pourrait également discuter de son traitement du monument qu’est Death Note en adaptant l’œuvre non pas comme elle se présente, en anime ou en manga, mais comme elle serait la plus pertinente au cinéma, donc comme une sorte de polar fincherien (ce qui semble évident mais qui pourtant n’avait jamais été vraiment tenté en 4 itérations imbéciles de Death Note au cinéma). Il faisait avec Death Note: Light up The New World la meilleure adaptation au cinéma de l’œuvre d’Oba Tsugumi et Obata Takeshi. Sato a également fait des adaptations ratées, autant que de réussies, ce qui rend à chaque fois ses nouvelles tentatives fascinantes à regarder. Mais son incursion dans le format sériel révèle un thème qui était latent dans ses adaptations cinématographiques, un thème qui en réalité parcourt le cinéma japonais et la pop culture nippone, celui de la survie comme un acte de cruauté, celui d’une société l’est nécessairement.
Alice in Borderland est l’adaptation d’un manga d’Aso Haro qui s’inscrit dans le genre ultra populaire et dominant au Japon, le Battle Royale. Depuis le film évènement de Fukasaku Kinji en 2000, donc depuis 20 ans, c’est le genre qui a défini le renouveau du manga et de l’animation japonaise de ce siècle. Le Battle Royale couplé aux jeux de massacre est l’une des structures narratives qui constitue l’imaginaire japonais contemporain. De Bokurano à As The Gods Will, en passant par Mirai Nikki, Assassination Classroom, King’s Game, Btooom, Magical Girl Site, Gantz, etc. Les variations et les œuvres qui s’inscrivent dans ce genre dominent aussi bien dans le manga et l’animation que dans les drama, les light novel, les jeux vidéo et le cinéma. Pour ce dernier, ce n’est pas un hasard s’il est l’art qui est devenu l’étendard du genre car c’est celui qui lui a donné naissance. Si l’on tente de retrouver les traces du Battle Royale ou jeux de massacre comme objet/sujet du cinéma nippon, l’on peut surtout observer une récurrence d’un prototype du genre dans les années 60 dans le cinéma d’Oshima Nagisa ou dans le cinéma de Wakamatsu Koji surtout lorsqu’il est accompagné d’Asachi Madao. Car ce genre fut l’une des modalités d’expression du chaos et de la révolte politique qui a reconfiguré le paysage artistique nippon dans les années 60. Il correspond à une forme narrative qui, par sa simplicité, offre un laboratoire esthétique et permet de dévoiler les chocs sociaux à l’origine de la révolte, dans Eté Japonais : double suicide contraint d’Oshima en 1967 ou dans Vierge violée cherche étudiant révolté/Go Go Second Time Virgin de Wakamatsu en 1969. Mais il correspond aussi à la réalité de la lutte car, si le prototype du genre apparaît durant les années 60, il montrait pertinemment la violence du réel et le rapport de force qu’entretiennent les jeunes Japonais face à l’État nippon quand la réalité dépasse la fiction en 1972, avec l’affaire du Chalet de Asama. C’est donc un genre qui est marqué dans sa genèse par les discours de l’extrême gauche japonaise et par cette recherche esthétique que l’on pourrait lier à la théorie des paysages d’Asachi Madao dans A.K.A Serial Killer à travers son émanation contemporaine. C’est surtout un genre qui, depuis le début, existe en réaction au fait que l’on impose le néolibéralisme au Japon en exprimant l’angoisse et la violence de la lutte contre la tutelle des USA et l’opposition au parti libéral-démocrate qui gouverne le Japon depuis 1955 jusqu’à aujourd’hui. Battle Royale de Fukasaku Kinji réactivait cette imaginaire contestataire (et sa suite mettait même en scène la résistance armée contre ce système par Fukasaku Kenta qui est beaucoup plus virulent que son père) après une décennie noire au Japon en s’attaquant à l’un des fondements de la société japonaise libérale, l’école. Les œuvres qui ont suivi dans les différents arts feront de même : on s’attaque le plus souvent à l’école et à l’éducation, de l’élémentaire au lycée ; parfois on s’attaque à des conditions spécifiques comme celle des femmes, quelquefois on utilise d’autres genres pour faire des paraboles sur telles ou telles problématiques sociales. Mais le genre prend toute sa puissance lorsqu’il tente de dépeindre la société japonaise contemporaine dans son ensemble à travers des jeux, et c’est le cas dans Alice in Borderland.
Dans cette adaptation pour Netflix, on suit Arisu (Yamazaki Kento), un laissé-pour-compte d’une famille bourgeoise tokyoïte qui, durant une après-midi d’été avec deux de ses amis, se fait téléporter dans une sorte de Tokyo parallèle vidée de ses habitants où sa survie dépend du nombre de points qu’il gagne et à des jeux de survie. Sato, comme à son habitude, tente de s’adapter à la grammaire de cinéma qui émanerait du matériau. A ce titre, le premier épisode est remarquable car il réussit à nous faire glisser d’un Shibuya en plein été à un jeu de survie dans un bâtiment lambda de Tokyo avec une fluidité telle qu’on est aussi hébété que les personnages. Il y a d’abord les plans de Tokyo vide qui, au-delà de la sidération instantanée que des telles images provoquent, nous poussent à nous demander « comment c’est possible ? » avant d’éprouver une étrange familiarité dans ses rues vides qui rappellent les rues bien réelles des grandes villes du monde occidental en 2020. Le tour de force de Sato n’est pas moins dans sa technicité que dans la manière dont elle résonne étrangement avec réel. Les rues totalement vides de Tokyo ne sont plus une sorte de clichés de fin du monde au cinéma. Quand la série apparait dans le catalogue Netflix le 10 décembre 2020, les rues vides d’une des grandes capitales du monde est une image possible du réel. C’est dans cette interstice de coïncidence (car la série a utilisé des techniques de mélange de prise de vues réelles et de fond vert pour créer son Tokyo) que la vision d’Alice in Borderland devient beaucoup plus inquiétante qu’une œuvre du même genre pouvait l’être il y a quelques années. On croit beaucoup plus facilement et de manière plus forte ce qui semble être vraisemblable. Puis, la structure de l’œuvre elle-même a tendance à construire ses jeux et donc ses scènes sur des éléments prosaïques, ce qui renforce l’idée que tout cela est bien « possible ». Par exemple, les jeux de survie se font dans des bâtiments qui ont une allure commune ou dans des quartiers réputés. Même les étrangers (la majorité du public Netflix) a déjà vu des images de Shibuya ou de Shinjuku où se déroule l’épreuve du boss de The Beach. Les espaces ne sont pas effrayants car ils portent en eux la menace et la puissance de la domination du maître du jeu, mais par leur simple existence. Il n’y a pas de marque distinctive du « mal » tant que le jeu n’a pas commencé. Ainsi en s’appliquant à mettre en scène un Tokyo le plus réaliste possible, et donc à rendre à ces espaces leur apparence la plus banale pour contraster avec les meurtres et violences dont ils sont le théâtre, Sato renoue avec la théorie des paysages d’Adachi Masao donc avec les origines du même du genre. De la bouche de métro au jardin botanique, et les espaces intermédiaires, l’ensemble du paysage devient la marque de la domination d’une idéologie dont les corps ne peuvent qu’être acteur. La critique sociale est au centre du genre Battle Royale depuis Fukasaku, en 2020 à travers Alice in Borderland, elle se traduit par une sorte de bilsdungroman néolibéral. Le personnage d’Arisu est montré comme une sorte d’incarnation allégorique d’une partie de la jeunesse. Il comprend comment le monde fonctionne, il a la capacité d’analyser et les connaissances pour « réussir » dans la société. Pourtant sa conscience des mécanismes qui le détermine fait qu’il est rejeté par la société autant qu’il la rejette. Le « Borderland » avec ses différents jeux va le forcer à se plier aux préceptes libéraux et conservateurs par la violence, d’abord avec le premier jeu de la salle dans l’épisode 01 qui lui montre que la « réussite »/survie aux épreuves se fait au détriment des autres. Puis dans l’épreuve de confiance du jardin en lui montrant que l’amitié n’est pas possible dans un monde de compétition donc par la mort littérale de ses amis qu’il doit condamner. Enfin, en l’obligeant à se mettre en couple avec une jeune femme qui sait faire ce qu’il ne sait pas, chasser et cuisiner. Mais surtout, la majorité des épreuves se basent sur la prédation. Ainsi le « Borderland » n’est qu’une version épurée du système libéral, une version sans artifices où les plus forts et les plus malins vivent, les autres meurent, et seul l’individu comme une entité déconnectée de liens sociaux peut survivre. C’est aussi récurrent dans le genre Battle Royale. Cette fois, la mise en scène de Sato accompagne cette errance dans le désert libéral par ses nombreux plans d’ensemble. On ressent autant la solitude des personnages que le caractère froid et mécanique de Tokyo qui, une fois vidée du mouvement, n’est qu’une sorte de grosse machine vide qui ne peut plus cacher la violence de son paysage.
C’est aussi dans la mise en scène des épreuves que Sato est parfois pertinent même si la série est loin d’être parfaite. Par exemple, lorsqu’il joue avec les contrastes, les ombres et la profondeur de champ dans l’épreuve de confiance du jardin botanique de l’épisode 03. Les corps sont à la fois soumis à leur plus bas instinct pour survivre, donc à une animalité que le décor reflète en mettant presque en scène un « état de nature » fantasmé mais surtout aux glissements moraux qui ont lieu durant cet épisode et que les jeux d’ombres nous font ressentir. Mais Sato n’est pas un radical et s’il arrive à prendre des décisions pertinentes pour des éléments ponctuels ou pour donner une direction générale, le montage reste celui d’une série calibrée pour alimenter le flux de Netflix. Entre flashback et tension artificielle, l’impératif sériel de la plateforme pèse sur les choix de Sato bien plus que dans ses œuvres de cinéma. Ou bien les soucis d’incarnation de personnages, comme Shuntaro Chishiya, interprété par Murakami Nijiro, qui manque de justesse dans son « non-jeu » propre à des personnages d’animation ou de manga. Dans les épisodes consacrés à The Beach, sorte de refuge fascisant, lieu où se rejoue la société japonaise idéale en miniature. Ce lieu est déjà pertinent dans son fonctionnement mais se voit perdre son caractère incisif par des sous-intrigues d’amitiés et d’idéaux perdus, mal amenés et mal traités. Néanmoins tout n’est pas à jeter dans cette deuxième partie de la série. Car ce que Sato perd en puissance dans le genre dont l’apparition sur Netflix était inévitable, il le gagne par une sorte de liberté de ton et par ce que lui permet le matériau de base.
Dans le paysage politique japonais contemporain, les idées qui sont à l’origine du genre n’ont plus la popularité qu’elles avaient dans les années 60. Ainsi le genre, même s’il est marqué, laisse le plus souvent le spectateur juger de la teneur de l’œuvre dans une sorte de confusionnisme politique où l’on ferait de la satire sociale par pure indignation. De nombreseus œuvres qui sont apparentées au genre dans le manga semblent faire le jeu de tout le monde, aussi bien des libéraux que des réactionnaires en dépeignant des mondes où la raison du plus fort est la meilleure. Mais l’adaptation de Sato ne cède pas à ce confusionnisme ou à cet opportunisme alors même qu’il aurait été accepté comme inhérent aux contraintes de production japonaise de cette envergure. Dans l’épisode 07, il assume les origines du genre et de son discours dans le présent lorsqu’il met en scène un affrontement des archétypes du Battle Royale. Kuina (Ashina Aya) se bat contre The Last Boss (Yanagi Shuntaro), leur flash-back respectif nous permet de comprendre que ce sont deux figures rejetées dans le « monde normal » et que, dans cette réalité alternative, ils peuvent enfin s’assumer, sauf qu’une incarne une émancipation révolutionnaire alors que l’autre, un ordre du monde réactionnaire. Ce combat typique du genre entre survie et frustration conserve sa dimension subversive dans cette adaptation de l’œuvre, car Kuina est un personnage transgenre alors que The Last Boss était un hikikomori. Certes, ce n’est pas un grand geste radical d’avoir mis en scène un tel affrontement, surtout que le combat lui-même ne tient à l’image que pour des considérations symboliques. Mais cela place l’œuvre presque malgré elle dans la lignée très politique du genre, car il aurait été beaucoup plus facile d’éviter cet affrontement, surtout à l’aune des révélations sur les maîtres du jeu et le fonctionnement du « borderland » dans le dernier épisode. Qui alimente assez le fantasme complotiste populaire pour avoir à se situer politiquement. Le choix de Sato Shinsuke révèle donc cette critique récurrente de la société qui traverse son œuvre, cette mise en scène des rapports sociaux comme des actes de cruauté.
Un réalisateur qui, pourtant, ne fait pas de grands mots de son cinéma peint petit à petit, à travers son appropriation des images de la pop culture japonaise, le véritable visage de son système. Et si des traces de ce cinéma revendicateur et subversif existent toujours dans les images du Japon contemporain, même dans les images de ses images, c’est peut-être que la colère qui animait la jeunesse des années 60 n’a jamais vraiment disparue, elle a simplement glissé dans les signes et les symboles, dans les sons et les images, qui lui permettent de subsister allant même jusqu’à trouver son chemin tant bien que mal, dans le flux de Netflix. C’est peut-être dans cela que réside le succès du genre, mais c’est surtout l’intérêt principal d’une œuvre aussi juste que boursouflée comme Alice in Borderland.
Kephren Montoute
Alice in Borderland de Sato Shinsuke. Japon. 2020. Sur Netflix le 10/12/2020