LIVRE – Les débuts du cinéma en Corée de Kang Chang-il

Posté le 24 novembre 2020 par

Un an après la célébration du centenaire du cinéma coréen, et le « phénomène » mondial Parasite, le dramaturge, metteur en scène, scénariste et réalisateur Kang Chang-il propose de revenir aux sources avec Les débuts du cinéma en Corée. Reposant sur un impressionnant travail de documentation, l’ouvrage publié aux Editions Ocrée plonge le lecteur dans les origines d’un cinéma hybride, construit au gré du contexte historique et social de son pays.

L’importance du cinéma coréen dans le monde du 7ème art n’est plus à démontrer depuis longtemps. Grâce au dynamisme de sa production, et à son inventivité par beaucoup d’aspects, le cinéma coréen a vu émerger un style reconnaissable et un vivier de talents passionnants aussi bien devant que derrière la caméra. Sur ces 100 années d’existence, les trente dernières sont les plus familières aux Européens qui ont découvert les films d’auteurs comme Lee Chang-dong, Kim Ki-duk ou Hong Sang-soo puis ceux des cinéastes de la vague du début des années 2000 tels que Park Chan-wook, Kim Jee-woon et Bong Joon-ho. On connaît moins, voire pas du tout, la genèse de ce cinéma et son apparition dans la Corée tourmentée du début du XXème siècle.

Contrairement aux premiers films des Frères Lumières en France, et nombreuses autres archives documentant soigneusement la naissance du cinéma, l’ouvrage nous apprend dès son introduction que la majorité des premiers films coréens sont perdus à jamais. Leurs pellicules auraient été collectées et recyclées pour servir l’effort de guerre durant la période coloniale. Spécialiste du sujet, lui-même dramaturge, scénariste et réalisateur, Kang Chang-il a alors effectué un véritable travail de  » reconstruction archéologique »  de ces premiers films. A partir des rares vestiges sonores et visuels ayant survécu, des entretiens, articles et diverses traces laissées de-ci de-là, il nous présente un aperçu particulièrement riche et contextualisé d’une période originelle dense (1919-1935) posant les bases des influences et tendances qui ont perduré jusque dans le cinéma coréen contemporain.

Les projections animées, un pion dans l’échiquier politique

Dans sa première partie, l’auteur effectue un rappel bienvenu et essentiel de la situation économique et politique du début du XXème siècle en Corée. Introduites en Corée par le roi Kojong afin de promouvoir l’arrivée de l’électricité et du tramway auprès de la population, les premières projections sont utilisées comme un instrument politique avant d’inspirer une expression plus artistique. Cette mise en perspective entre l’art et l’histoire se poursuit tout au long de l’ouvrage, le destin du cinéma étant inexorablement lié à l’histoire de la Corée. Son parcours est alors à l’image de celui du pays : mouvementé, contradictoire et passionnant.

La nature des premières projections, entre spectacle vivant et photographie animée, est détaillée de manière précise et factuelle. Ceci permet au lecteur de saisir le contexte beaucoup plus large de l’arrivée des projections en Asie et la manière dont elles ont intégré une tradition artistique (du chant et de la danse principalement) déjà bien implantée afin de les rendre attractives sur la durée. D’abord outil de propagande d’un impérialisme occidental tenace, le procédé cinématographique s’est peu à peu affirmé comme un formidable moyen pour la population de revendiquer une identité coréenne mise à mal par les invasions successives en utilisant la fascination avérée pour les influences occidentales (notamment nourries par les projections des films Pathé dès 1903) et en s’appropriant certains procédés amenés par l’occupant japonais, tel que le genre du sinpa, pour créer sa propre forme de divertissement et, a fortiori, de transmettre les convictions et les espoirs du pays.

Le livre met ainsi en parallèle l’évolution du cinéma coréen et celle de l’identité coréenne, en évitant la sur-analyse et en s’appuyant sur les faits et sur les archives existantes, afin de comprendre au mieux le développement des techniques mais également des aspirations exprimées dans ces premières œuvres.

Le cinéma, expression d’une confrontation entre tradition et modernité

L’ouvrage oscille entre une construction chronologique et thématique, rendant la lecture parfois confuse. Les quelques allers-retours et longues digressions, notamment dans la très dense deuxième partie, cassent un peu la fluidité du développement. Néanmoins, le temps qui est pris à détailler les différentes composantes de ce qui constitue les débuts du cinéma coréen est un préambule essentiel à la présentation des films muets produits sur la période.

Kang Chang-il déroule minutieusement les très nombreuses étapes jalonnant les débuts du cinéma coréen. De l’évolution des modes de représentation (spectacle au sinpa au kinodrama au film), de l’interprétation (kisaeng, troupes, pyonsa, acteurs) et des récits choisis (pansori, œuvres étrangères, crime et mélodrame), le livre montre bien la rapidité avec laquelle les tendances changent et se façonnent sur les problématiques sociales de la période. Ainsi, l’auteur insiste sur les nécessités de compromettre et de contourner afin de créer dans une Corée sous l’occupation japonaise. Par le biais d’une étude de l’exploitation des films en salles, de son public (la problématique de savoir à qui s’adresse la création est essentielle dans les évolutions du cinéma), mais également de la censure et des moyens de narration, la confrontation constante entre la volonté de conserver une tradition et celle d’aller vers une plus grande modernité est mise en lumière et interrogée.

La structure tortueuse semble alors s’expliquer par la nature même des débuts du cinéma coréen, succession de retentissants succès et de déclins progressifs, comme des boucles se reformant sans cesse. Un même esprit, cependant, demeure et l’ouvrage est très efficace à démontrer que quelque chose s’ajoute à chaque étape pour dégager une tendance que l’on retrouve encore dans le cinéma coréen contemporain : un goût du symbolisme et du sous-texte politique et social, le maniement du pathos et du mélodrame, un attachement à la tradition orale mêlée à une volonté d’explorer les genres et les influences. Le livre étudie tout cela à travers de nombreux exemples de films de l’époque et de leurs projections, notamment celui de Ch’unhyang (1923) qui ouvre l’âge d’or du film muet en Corée. Les quatre autres versions de cette adaptation d’un célèbre pansori ne manquant pas d’être mentionnées, chacune témoignant des considérations d’une époque (l’occupation en 1923, la résistance en 1935, le conflit idéologique en 1955…) et d’un nouvelle page cinématographique (muet en 1923, parlant en 1935, symbole de l’essor du cinéma coréen dans la version de Im Kwon-taek sélectionnée au Festival de Cannes en 2000). Kang Chang-il clôt cette section par un passage particulièrement frappant sur Arirang (1926), chef d’œuvre disparu du cinéma muet coréen et hymne à la résistance, qui incarne la rencontre entre l’art et l’identité de manière intemporelle.

Les pionniers du cinéma coréen, acteurs de la résistance

Les débuts du cinéma en Corée ne cesse de lier la petite et la grande histoire. Ainsi, si les aspects techniques et historiques présentent un immense intérêt, l’ouvrage se démarque surtout par les figures du cinéma coréen qui le traverse tout du long. Ainsi, le pyonsa, à la fois scénariste narrateur et interprète des films muets, est le témoin et acteur de toute la période et un vestige d’une époque révolue. Mémoire symbolique et littérale (quelques enregistrements survivent), l’auteur réaffirme l’importance inestimable de son rôle dans la construction d’un cinéma sans cesse menacé de récupération propagandiste et s’inscrivant alors dans une forme de résistance ingénieuse.

Dans une passionnante dernière partie, le livre se concentre sur les parcours de différents acteurs clés des débuts du cinéma coréen, et plus particulièrement celui de Na Ungyu, comédien dans de nombreux kinodrama puis cinéaste emblématique de l’âge d’or des films muets avec Arirang en 1926. Si la forme reste factuelle, le fond trouve alors un souffle quasiment romanesque, balayant des destins croisés confrontant les visions de l’avenir pour la Corée, les perceptions de la meilleure manière de résister et de créer dans la société de l’époque. Avec l’arrivée du parlant, précipitée par l’émergence des modern boys and girls et le désir de se conformer à l’Occident, ces pionniers du cinéma coréen sont nombreux à connaître une funeste fin, prenant une dimension d’autant plus tragique avec la disparition de leurs œuvres. Kang Chang-il élargit alors son sujet vers un bilan de l’époque et de ses artistes, allant au delà du cinéma et ayant dans le même temps tout à voir avec celui-ci. Il rend ainsi un émouvant hommage à ces effacés de l’histoire dont l’influence constitue pourtant les racines du cinéma coréen.

Kang Chang-il se décrit comme un « bonimenteur » du cinéma coréen. Son ouvrage laisse à penser que pyonsa serait plus adapté. En effet, il ne se contente pas de colporter mais redonne vie à un chapitre entier de la culture coréenne grâce à un incroyable travail de documentation et un traitement instructif et bien mené. La liste qui achève notre lecture en est l’illustration la plus précieuse, un témoignage de la créativité de la période et les dernières traces d' »une communauté d’artistes qui étaient les visages d’un monde disparu ». A l’heure où certains débattent du caractère essentiel de la culture, Les débuts du cinéma en Corée offre un exemple nécessaire et sans appel vers l’affirmative en la rendant à jamais indissociable de l’histoire des nations et de ses peuples.

Claire Lalaut

Les débuts du cinéma en Corée de Kang Chang-il. Paru aux Editions Ocrée le 24/09/2020.

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