Après moult reports et quelques péripéties judiciaires, La Traque sort finalement sur Netflix. Dix ans après La Frappe, Yoon Sung-hyun revient avec ce second long-métrage, croisement entre film de casse et chasse à l’homme sous tension dans une dystopie post-crash qui sied bien à l’air du temps. Le concept était intriguant et le casting alléchant. Pari réussi ?
En 2010, Yoon Sung-hyun débarquait dans le paysage du cinéma coréen indépendant avec La Frappe, impressionnant coup d’essai dans lequel il dressait le portrait d’une jeunesse à la dérive de manière saisissante. Le cinéaste y déconstruisait le décrochage moral d’un adolescent et explorait les pires impulsions de l’amitié masculine avec une cruauté teintée d’empathie qui laissait K.O. Une décennie plus tard, La Traque est un projet autrement plus ambitieux dans sa forme et dans son style. En revanche, le regard porté sur cette même génération, devenue de jeunes adultes, n’est pas moins désespéré. Il tient tout autant de la tragédie intime à peine couverte par un bravado de pacotilles.
Jun-seok (Lee Je-hoon) retrouve ses amis d’enfance, Ki-hoon (Choi Woo-shik) et Jang-ho (Ahn Jae-hong) après trois années de prison pour braquage. A peine sorti, il les convainc d’organiser un dernier coup qui leur assurerait un ticket vers un monde meilleur. Avec l’aide d’un quatrième participant, Sang-soo (Park Jung-min) et d’un trafiquant local, la bande attaque avec succès un casino illégal… et attire l’attention d’un tueur impitoyable (Park Hae-soo) qui va les pourchasser sans relâche.
Le film prend le temps de poser les enjeux et les personnages dans une première partie qui laisse augurer le meilleur. L’univers dystopique dans lequel évolue les protagonistes est marquant (no man’s land, magasins vandalisés, graffitis) sans être envahissant ou improbable. Il est introduit par petites touches – une bribe d’actualité, des manifestants réprimés, une ligne de dialogue – et se place assez rapidement comme une version pessimiste mais tristement plausible, d’un avenir plus si lointain. Si ce monde chaotique donne son identité visuelle au film, elle demeure essentiellement en toile de fond d’une intrigue qui reprend des thèmes et des schémas finalement assez similaires à ceux de La Frappe.
La relation du trio principal est au cœur du film. Elle est amenée de manière assez organique dans une succession de séquences qui permettent de cerner le rôle de chacun et la dynamique en place. Cette longue exposition laisse subtilement entrevoir la complexité d’un rapport, entre loyauté sincère et co-dépendance émotionnelle à la limite du toxique, qui sera durement mis à l’épreuve par la suite. De la même manière, Yoon Sung-hyun ne cherche pas à idéaliser les trois protagonistes, purs produits d’une misère sociale qui favorise l’errance et les petits larcins. A contre-pied des codes du film de casse traditionnel, ces braqueurs amateurs n’ont pas de vision, exceptée une fascination morbide pour la violence et une folie des grandeurs en inadéquation totale avec leurs capacités réelles.
Aussi intéressante que soit cette mise en place, on est curieux d’entrer dans le vif de l’action. Notre patience est amplement récompensée avec la scène du casse. Filmée quasiment en temps réel et toute en tension, elle est d’une redoutable d’efficacité. Avec cette formidable séquence, La Traque effectue son virage et nous entraîne dans une seconde partie qui aurait dû être aussi palpitante que son entrée en matière. Hélas, le casse restera la meilleure scène d’un film qui s’affadit de plus en plus, alors même que l’on attendait une montée en puissance.
Le changement de ton est pourtant habilement amené. Elle introduit notamment l’intriguant Han, tueur collectionneur d’oreilles dont la rigidité rappelle un Terminator. Le basculement dans le pur film de genre se fait progressivement, ménage les effets et évite de trop montrer les effusions de violence, installant alors un climat d’angoisse sourde qui nous garde en alerte constante. Le cinéaste fait preuve d’une belle maîtrise des conventions du genre et les utilisent avec un certain brio, comme lors d’une scène de poursuite haletante dans un parking.
Si l’on est efficacement tenu en haleine encore quelque temps, les faiblesses scénaristiques du film commencent à se faire sentir. Les pistes narratives si bien posées dans la première partie ne sont pas explorées autrement qu’en surface. Les personnages sont alors réduits à des clichés qui empêchent tout réel impact émotionnel. En outre, les incohérences s’enchaînent et l’univers dystopique devient de plus en plus accessoire, le film ne parvenant jamais à lier ses deux volets de manière satisfaisante.
Une traque dans la traque est introduite dans les quarante dernières minutes du film, avec d’autres criminels se lançant eux-mêmes aux trousses d’Han. Cette pirouette narrative frôle le ridicule (seule une série B avec Nicolas Cage peut survivre à une intrigue impliquant une mafia constituée de frères jumeaux) et allonge le film de manière complètement inutile. L’orientation du récit est rendue confuse par cette greffe de nouveaux participants. Pire, elle affaiblit considérablement l’antagoniste en lui donnant une identité alors que sa portée menaçante reposait jusqu’ici sur son caractère mécanique et son anonymat. Au lieu de se recentrer sur l’effondrement de Jun-seok et de ses amis, le film s’alourdit et s’éparpille dans des excès qui rappellent les longueurs de The Murderer de Na Hong-jin sans la puissance dramatique de son final.
Ceci est d’autant plus regrettable que le film est très loin de manquer de qualités. La mise en scène est impressionnante du début à la fin, Yoon Sung-hyun faisant preuve d’une maturité et d’une ampleur qui démontre tout son talent. Le travail sur l’image et sur le son (une fantastique BO composée par l’artiste hip hop Primary) est tout aussi remarquable et participe grandement à l’atmosphère du film qui parvient à se maintenir même quand l’intrigue ne suit plus.
L’énergie à toute épreuve de son excellent casting, particulièrement son trio de tête, tient également un rôle non négligeable dans la réussite initiale de La Traque. Dans un rôle (et un look) à contre-emploi, Choi Woo-shik élargit encore sa palette avec une composition toute en nuances. Quant à Ahn Jae-hong, il donne à son personnage, une vulnérabilité immédiatement attachante. La part belle revient néanmoins à Lee Je-hoon qui surplombe le film de son charisme avec une performance magnétique et ambiguë. Yoon Sung-hyun semble avoir une vraie fascination pour le comédien, déjà à l’oeuvre dans La Frappe, et lui réserve une attention toute particulière, capturant tout de ses mouvements, jusqu’à la moindre goutte de sueur. Ceci sert autant le film qu’il le dessert, le cinéaste finissant par vouloir transformer le personnage de Jun-seok en héros, contre-sens total avec le propos développé auparavant.
Il est difficile de déterminer si le film pêche par une ambition qui s’est limitée en allant vers une oeuvre moins radicale que prévue, ou bien par un trop plein d’ambition en « chassant » trop de pistes. Le fait est que La Traque gâche un potentiel pourtant débordant. La frustration aurait amplement suffi, cependant l’épilogue ouvre sur la possibilité d’une suite qui laisse un goût amer et la sensation désagréable de s’être fait flouer. Mieux vaudra oublier ces trois dernières minutes Rambo-esque qui menacent d’invalider tout le film. On pourra alors rester sur le visionnage d’un habile divertissement qui aurait pu être bien davantage mais qui marque tout de même le retour d’un réalisateur dont on espère avoir des nouvelles avant la prochaine décennie.
Claire Lalaut
La Traque de Yoon Sung-kyun. Corée. 2020. Disponible sur Netflix le 23/04/2020.