FFAST 2020 – Bulbul, de Binod Paudel

Posté le 22 février 2020 par

La 7ème édition du Festival du Film d’Asie du Sud (FFAST) s’est déroulée du 28 janvier au 2 février à Paris. Dans le cadre de son éclectique programmation, le film népalais Bulbul de Binod Paudel était présenté. Déconstruisant les clichés, le réalisateur pose un regard social et engagé sur un Népal contemporain en pleine mutation. Il nous donne aussi l’opportunité de découvrir une formidable comédienne,  Swastima Khadka qui imbue le film de toute sa force et de tout son caractère.

Une conductrice de rickshaw à Katmandou vit seule avec sa fille et son beau-père malade, tandis que son époux travaille dans le Golfe. Un jour, dans le cadre de son travail, elle tombe amoureuse d’un autre homme…

Scénariste et directeur du Oscar International College de Kathmandou, Binod Paudel est une figure clé dans la production cinématographique népalaise et dans la promotion de ses nouveaux cinéastes. Son premier long-métrage en tant que réalisateur, reflète assurément une volonté de parler de son pays et de ses problématiques actuelles. Il traduit également une envie de s’affranchir des codes formels et narratifs du cinéma indien, notamment de l’industrie du Bollywood, pour proposer un cinéma plus brut, davantage ancré dans une réalité économique et sociale à travers des histoires humaines qui donnent à réfléchir et engageront peut-être à discussion.

Si l’on en croit les accolades réservées à son auteur et son actrice ainsi que la sélection du film par le Népal pour concourir à l’Oscar du meilleur film étranger 2019, le destin de cette femme ordinaire qui se bat et se débat quotidiennement pour permettre à elle et ses proches une vie décente a su toucher juste et résonner loin. L’histoire est simple et elle est racontée sans détours, quasiment toujours du point de vue de son personnage principal, exemple de détermination. A travers ce personnage-emblème, le cinéaste fait un état des lieux de son pays, entremêlant patriarcat, migration économique, insécurité professionnelle et stigmates sociaux.

La multiplication des thèmes abordés pourrait rapidement faire catalogue mais Paudel a l’intelligence de les placer autour, et en aval, de l’histoire, et non l’inverse. En effet, Bulbul est avant tout un film de personnages et de situations, et si l’aspect social est central, il découle naturellement du développement narratif sans être martelé ou sur-expliqué. Si le film bénéficie d’une image soignée, la mise en scène demeure assez peu remarquable, celle-ci se faisant plutôt oublier à la faveur de son sujet. Ceci est cependant compensé par une belle énergie et, surtout par une excellente utilisation des espaces, autant en extérieur qu’en intérieur.

La première partie du film colle aux journées interminables de Ranakala, qui évolue dans un mouvement et un bruit permanent (celui des passagers, des véhicules, des sonneries de téléphone) avant de rentrer dans une maison désertée, par sa fille et son mari, pour s’occuper de son beau-père aphasique. La réalisation parvient à rendre palpable l’effusion de la ville, le flot ininterrompu d’événements et surtout l’impossibilité de s’appesantir sur quoi que ce soit au risque de baisser sa garde ou de sombrer. Il n’installe pas pour autant une atmosphère pesante, ou misérabiliste, bien au contraire. Si le harcèlement normalisé et la violence domestique ne sont pas éludés, ces moments dans le carrefour de stationnement des rickshaw dressent le portrait d’un environnement social attachant, foisonnant, non dénué d’humour et reposant sur une solidarité féminine salvatrice.

Dans un contraste saisissant, les scènes d’intérieur donnent une impression d’étouffement, de poisse. Les appartements sont filmés de manière sombre, exiguë, terne, comme si la lumière ne passait plus et que ses occupants se retrouvaient livrés à eux-mêmes, sans aucun support physique ou émotionnel. Le réalisateur place d’ailleurs la plupart des moments de dangers, effectifs ou perçus, entre quatre murs, qu’il s’agisse de sévices d’un mari sur son épouse, de l’initiation d’un rapport sexuel un peu trop insistant ou encore d’un dîner familial profondément embarrassant. Le parti pris est pertinent et permet à Paudel d’illustrer de manière frappante le paradoxe qu’il souhaite mettre en avant. Celui d’une société qui, par nécessité économique et du fait des migrations,  laisse ses femmes supporter toutes les responsabilités (de manière très littérale, en prenant le volant) tout en les maintenant sous le joug d’un paternalisme archaïque et déplacé (les hommes du récit étant de plus, et pour majorité, incompétents, lâches ou imbéciles).

Bon nombre des qualités du film sont liées à la caractérisation de sa protagoniste, Ranakala. Alors que ses circonstances, somme toute chargées, aurait pu en faire une mater dolorosa, le scénario tout comme sa merveilleuse interprète, ne laisse aucune place à l’apitoiement. Animée d’une résistance qui force l’admiration, elle ne fait qu’agir, les autres la laissant faire, quitte à ce que toute interaction (à l’exception de celles avec son amie conductrice) devienne une lutte ou une négociation. Le film retranscrit très bien la solitude progressive du personnage et son besoin désespéré de connexion humaine apaisée. Une succession de moments vient souligner la distance qui s’installe entre Ranakala et son entourage proche, notamment dans les appels téléphoniques de son mari, de moins en moins fréquents et de plus en plus inutiles, et donne un air de fatalité qu’il aurait été intéressant d’explorer davantage, tout comme la relation distante et empruntée avec sa fille. Hélas, le film préfère focaliser son attention sur la romance du personnage avec un prétendant déterminé et s’enlise ainsi dans une deuxième partie confuse et maladroite.

Si la direction que prend le film est compréhensible sur le fond, sa forme narrative est problématique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, à force de vouloir maintenir une ambiguïté sur les intentions du prétendant Chopendra, son personnage n’est ni charmant ni sympathique, celui-ci semblant être écrit et interprété au mieux comme un gentil idiot, et au pire comme un marginal aux attitudes quelque peu dérangeantes. Ensuite, l’état d’esprit et les sentiments du personnage principal face à cette relation demeurent flous puis se confirment de manière extrêmement abrupte sans qu’il n’y ait vraiment de raison ou de justification. On reste alors en dehors de cette histoire dont on ne cerne pas forcément les enjeux et que les très nombreuses ellipses n’aident pas à prendre chair. Celle-ci finit par prendre toute la place au détriment d’autres aspects du film pourtant bien plus intéressants qui finissent par être survolés, voire abandonnés. Un montage final qui voit notre héroïne sombrer puis se relever est assez bouleversant et permet au film de se conclure sur une note à la fois puissante et résignée. Néanmoins, la manière d’y parvenir est tellement laborieuse qu’elle affaiblit considérablement l’ampleur tragique recherchée, et qui ne tient finalement que grâce à la force de l’actrice.

Dans une histoire de femme dans une société dominée par les hommes, grande variante actuelle du cinéma asiatique, Bulbul a le mérite de proposer une perspective encore peu interrogée dans une région souvent sujette à des raccourcis et des pré-conceptions. Si le film n’est ni complètement réussi ou abouti, la manière dont Binod Paudel se refuse à toute romantisation du récit, laissé sans fin heureuse, catharsis ou résolution, est assez admirable. D’autant plus admirable qu’il réserve toute la dimension romanesque à son impressionnante héroïne, portée avec un tempérament incroyable par la remarquable Swastima Khadka. Il impose alors une magnifique figure féminine dans le paysage cinématographique.

Claire Lalaut

Bulbul, de Binod Paudel. Népal. 2019. Projeté dans le cadre de la 7ème édition du FFAST.

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