Etrange Festival 2019 : Aragne: Sign of Vermillion de Sakamoto Saku

Posté le 11 septembre 2019 par

Présenté cette année à L’Etrange Festival dans la catégorie Nouveaux talents, Aragne: Sign of Vermillion est le premier long-métrage réalisé par Sakamoto Saku, qui est aussi derrière le scénario, l’animation et la bande-son. Il signe là un film d’horreur indépendant à l’atmosphère bluffante, malgré des lacunes d’écriture.

Un logement d’un nouveau genre pour vivre en harmonie avec la nature : c’est sur cette promesse que Rin a signé le bail d’un appartement dans une zone industrielle réhabilitée. La réalité, toutefois, est toute autre, et l’immense bâtisse de béton évoque bien plus l’angoisse et l’hostilité. Bien sûr, cela n’arrange rien qu’un tueur en série sévisse dans le quartier, brisant le cou de ses victimes… ni que des visions d’insectes géants commencent à obséder la jeune fille.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Aragne est une œuvre troublante. Plongée en apnée dans un univers oppressant dans lequel les contours de la réalité sont des plus incertains, il donne à la terreur une forme radicale et redoutable. Dommage que celle-ci s’égare dans un scénario alambiqué, qui multiplie les pistes sans les explorer jusqu’au bout.

C’est en effet la principale frustration du film : il semble tour à tour se montrer prêt à développer une riche mythologie sur les insectes-esprits, une trame sombre sur fond d’expérimentations humaines, une intrigue autour d’une mystérieuse secte et une autre autour d’un tueur en série… Pour finalement très vite expédier tous ces éléments, à peine mentionnés par des personnages qui s’empressent aussitôt de disparaître. Tout laisse à penser que cette confusion est volontaire, notamment vis-à-vis des insectes-esprits, puisqu’à l’instant où un inconnu s’apprête à livrer sa connaissance à ce sujet, nous laissant entrevoir un fascinant bestiaire à la Mushishi, l’héroïne l’interrompt sans ménagement, et n’aura jamais l’occasion de revenir sur la question.

Ce procédé semble s’inscrire dans une volonté de raréfier l’information et de multiplier les hypothèses afin d’entretenir le sentiment de paranoïa qui baigne Aragne. Rin se retrouve ainsi face à un mystère qui s’épaissit à chaque fois qu’elle tente de l’élucider, d’autant qu’elle-même, qui nous guide à travers ses peurs, fait office de narratrice non fiable. La jeune fille, en effet, prend des médicaments pour une maladie dont la nature nous est tue : tout laisse à penser, cependant, qu’elle est au moins en partie d’ordre psychiatrique, puisqu’elle se dit susceptible d’être sujette à des hallucinations. Cette couche d’incertitude supplémentaire est largement exploitée, nous faisant sans cesse douter de ce qui tient du rêve, de l’illusion ou de la réalité.

S’il s’agit bel et bien de désorienter le spectateur, la recette fonctionne – le problème, c’est qu’elle fonctionne trop bien. Au-delà d’un certain niveau de cacophonie, il devient difficile de se raccrocher à quoi que ce soit, d’autant que la dernière partie du film s’embourbe dans un symbolisme au sein duquel il est difficile de distinguer ce qui est porteur de sens de ce qui est pur exercice stylistique. L’œuvre paraît vouloir s’inscrire dans une illustre tradition de conclusions métaphoriques nébuleuses, comme ont pu l’être celles de l’adaptation de Le Roi des ronces par Katayama Kazuyoshi ou de The End of Evangelion d’Anno Hideaki… quitte à ce que l’allégorie devienne gratuite ? Sakamoto Saku semble confondre ici complexité et qualité.

Pourtant, on ne se lamenterait pas tant de ces errances scénaristiques si ce long-métrage n’était pas, par ailleurs, une telle réussite formelle ! Là encore, commençons par nous débarrasser du moins bon : la raideur des personnages est assez crispante, et se fait l’immanquable témoignage du peu de moyens dont a bénéficié cette production indépendante. Cependant, tout ce qui gravite autour est du plus bel effet – ou plutôt devrait-on dire de l’effet le plus inquiétant – à commencer par ce monstrueux complexe immobilier qu’habite Rin, et qui n’est pas sans rappeler les couloirs étouffants de l’immeuble de Dark Water de Nakata Hideo. Glauque, titanesque, érigé au cœur d’une ancienne zone industrielle, il cristallise l’angoisse urbaine à lui seul.

Ce dédale gris de murs en béton, entre lesquels s’agite la chevelure claire de l’héroïne, pourrait aussi être une version cauchemardesque de L’Oeuf de l’Ange de Oshii Mamoru. Il y plane en effet la même atmosphère de crépuscule du monde, ce sentiment d’être l’otage d’une dimension éthérée aux règles insaisissables – à la différence qu’ici, ce sont les insectes plutôt que les poissons dont les fantômes s’attardent. L’influence de ce film sur Sakamoto Saku est d’ailleurs manifeste dans son court-métrage Fisherman, qui fut présenté en début de séance, et dans lequel des harponneurs chassent également d’immenses poissons dans le ciel. L’environnement d’Aragne est, bien sûr, autrement plus hostile, et la poésie s’y est transformée en violence.

La récurrence d’un nombre réduit de décors, associée à une bande-son lancinante, a aussi quelque chose du visual novel horrifique – ce que ne dément pas la rigidité des protagonistes, évoquant les illustrations figées. D’ailleurs, les interventions fugaces des personnages secondaires, qui apparaissent tour à tour pour livrer un fragment de l’énigme à recomposer, font aussi écho à ce type de narration. On pense tout particulièrement à Higurashi no naku koro ni, sans doute parce qu’une voisine de Rin se grattant le bras jusqu’au sang, persuadée que des insectes y ont pénétré, rappelle si irrésistiblement la Rena du jeu, en proie aux mêmes hallucinations. Les visions et les codes sont ainsi familiers, garants d’angoisses bien connues.

Enfin, Aragne ne parviendrait pas à instiller ce niveau de trouble sans un soin tout particulier porté au traitement de l’image, qui elle aussi jongle en permanence entre illusion assumée et réalisme. L’héroïne, en effet, est réduite un instant au rang de croquis, brisant ainsi le quatrième mur de l’animation en rendant le coup de crayon visible. Plus souvent, cependant, Sakamoto Saku imite la prise de vue réelle et ses aléas : poussière sur l’objectif, lense flare, tremblements de la caméra, mise au point qui saute… Le résultat est des plus saisissants, donnant une sensation de proximité qui rend le visionnage proprement éprouvant, alors que ces marques d’artificialité sont paradoxalement perçues comme des gages d’authenticité.

« Qui trop embrasse mal étreint » pourrait ainsi résumer la déception de ce premier long-métrage dont l’intrigue glane tout à la fois dans un folklore fantasmé, dans le traumatisme national de la guerre, dans l’angoisse de la société industrielle et dans celle de la dégénérescence tant physique que mentale. Pourtant, son ambiance claustrophobe émaillée d’éclairs de terreur se révèle d’une efficacité exemplaire. Si elle-même semble puiser son eau à plusieurs sources, elle en réussit ainsi bien mieux la synthèse, enfermant le spectateur dans un labyrinthe de représentations infernales qui ne lui laissent aucun répit. Le meilleur moyen d’apprécier le film est peut-être ainsi de s’y laisser piéger, au détriment de la raison…

Lila Gleizes

Aragne: Sign of Vermillion de Sakamoto Saku. Japon. 2018. Projeté lors de la 25e édition de L’Étrange Festival.

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