Le Film de la semaine – Oh Lucy! de Hirayanagi Atsuko : Critique & Entretien (en salles le 31/01/2018)

Posté le 30 janvier 2018 par

Nous avons découvert le film japonais Oh Lucy! au Festival de Cannes 2017, à la Semaine de la Critique. Le 31 janvier, le film sera disponible aux yeux de tout le monde ! retour sur une très belle surprise en compagnie de sa réalisatrice.

Introduction 

 

Premier long-métrage de la réalisatrice japonaise Hirayanagi Atsuko, Oh Lucy! met en scène Setsuko, qui mène une vie solitaire et sans saveur à Tokyo entre son travail et son appartement, jusqu’à ce que sa nièce Mika la persuade de prendre sa place à des cours d’anglais très singuliers. Cette expérience agit comme un électrochoc sur Setsuko. Affublée d’une perruque blonde, elle s’appelle désormais Lucy et s’éprend de John son professeur ! Alors, quand Mika et John disparaissent, Setsuko envoie tout balader et embarque sa sœur, dans une quête qui les mène de Tokyo au sud californien. La folle virée des deux sœurs, qui tourne aux règlements de compte, permettra-t-elle à Setsuko de trouver l’amour ?

Sestusko est interprétée par Terajima Shinobu (R100) tandis que John, le professeur d’anglais, signe le retour de Josh Hartnett (La Chute du faucon noir) sur les grands écrans.

Elvire Rémand.

Critique : Seconde vie

L’introduction du film plante frontalement le décor : un groupe de Tokyoïtes parés de masques chirurgicaux s’agglutine sur un quai. Un homme s’avance et chuchote quelques mots inaudibles à l’oreille de la femme devant lui, avant de se jeter sous le métro. Cette scène paraît surréaliste, et pourtant, à travers elle, on est d’emblée aspiré dans l’univers oppressant de Setsuko (Terajima Shinobu), cette femme proche de la soixantaine qui a reçu les derniers mots du jeune homme avant son suicide. Passé le choc, elle continue sa route, arrive à son travail, nettoie le sang sur ses vêtements comme si de rien n’était, comme si tout cela était normal. Setsuko ne vit plus. Elle survit, sans avenir, sans lendemain, seule, coincée entre les bureaux froids de l’open space où elle travaille, et le capharnaüm qui lui sert d’appartement. Confrontée aux différentes formes d’hypocrisie qui gangrènent le milieu social dans lequel elle évolue quotidiennement, elle fait partie intégrante de ce système où l’être humain est ramené plus bas que terre.

Shinobu Terajima, Shioli Kutsuna

Setsuko va en plus être trahie par sa propre nièce Mika (Kutsuna Shiori), qui l’embarque dans des cours d’anglais dispensés par John, son copain américain (Josh Hartnett), histoire de récolter l’argent qui permettra aux deux tourtereaux de s’envoler vers les Etats-Unis. Mais ces cours un peu spéciaux agissent comme un électrochoc sur Setsuko. Elle s’y crée une nouvelle identité, Lucy, se rapproche de John, et fait la rencontre de Komori (Yakusho Kôji), un veuf venu lui aussi se créer une double identité américaine. Alors, quand Mika et John disparaissent ensemble, Setsuko tente de convaincre sa sœur Ayako, la mère de Mika (Minami Kaho), de partir à leur recherche dans le sud californien.

Ce voyage salvateur offre un véritable échappatoire au quotidien morose de Setsuko. Un second souffle qui extirpe Oh Lucy! du chemin lourd et étouffant trop souvent emprunté par le cinéma d’auteur japonais. Le film prend alors des allures de road movie mélancolique, et la réalisatrice parvient à varier les tons avec brio, osant même quelques francs moments de comédie quand il s’agit de dépeindre la relation conflictuelle entre les deux sœurs. Malgré tout, la gravité qui parcourt le film n’est jamais loin. La question du suicide, par exemple, reste prégnante à chaque instant, sous différentes formes, telle la conséquence de cette société malade qui rêve d’Occident comme moyen d’épanouissement souvent illusoire.

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Pour autant, même si la mort n’est jamais très loin, Oh Lucy! célèbre la vie avant tout. A force de manipulations, de mensonges, de secrets, de non-dits, les liens entre les personnages sont mis à rudes épreuves, mais un simple geste de tendresse, franc et sincère, peut empêcher l’irréparable. Derrière le tableau sombre, le message de Hirayanagi Atsuko est porteur d’espoir. Son film confirme en tout cas la naissance d’un talent prometteur dans le milieu du cinéma d’auteur japonais.

Nicolas Lemerle.

Interview

Deux films de Hirayanagi Atsuko portent le titre de Oh Lucy!. Le premier est un court métrage de 2014 relatant la manière dont une quinquagénaire vivant à Tokyo, brimée dans sa vie professionnelle comme personnelle, tombe sous le charme d’un fantasque professeur d’anglais, avant que celui-ci ne s’enfuit en Californie. Le second est un long-métrage développant la même histoire. Cette fois, le film suit le périple en Amérique et prend des allures de road movie décalé. La jeune réalisatrice y distille une vision du monde à la fois perspicace, n’évitant pas les sujets sensibles comme la solitude, la difficulté du monde du travail au Japon et le suicide. Mais elle arrive à garder une tonalité lumineuse : le film est souvent très drôle, comme les feel good movie indépendants qui fleurissent à Sundance depuis le succès de Little Miss Sunshine. Nous avons rencontré sa réalisatrice.

L’origine du film

« Le film devait être à l’origine un long-métrage, que j’ai proposé lors de mes études. C’est mon professeur, qui est aussi co-scénariste, qui m’a dit que ce devait être un court-métrage. On a donc condensé l’ensemble dans un court de 20 minutes. Mais je voulais explorer ce qui se passe après cette histoire, raconter où ce voyage allait amener ce personnage. C’est devenu le film que vous avez vu. Ce n’est donc pas vraiment un étirement du film, c’est une addition d’éléments au film d’origine. »

Le casting

« J’ai eu beaucoup de chance et un bon timing. Tous mes premiers choix de casting qui ont lu mon scénario l’ont adoré et ont accepté le rôle. J’ai d’abord rencontré Terajima Shinobu et nous nous sommes si bien entendues qu’elle a accepté de rejoindre le projet. C’est la première à avoir rejoint l’aventure, mais c’est arrivé grâce à la NHK. Tout s’est vraiment fait par étape. J’ai d’abord réalisé First Time comme mon second film d’étude à l’Université de New-York, qui a remporté le grand prix au festival Short Shorts Film Festival & Asia. C’est ce qui m’a conduit à parler avec Momoi Kaori, qui a abouti au succès du court-métrage Oh Lucy!, qui a lui-même donné naissance au long-métrage. Et comme j’ai remporté le prix NHK-Sundance, j’ai pu actualiser un projet de co-production avec la NHK, qui m’a ouvert des portes pour le casting. C’est grâce à eux que des stars comme Shinobu ont dit oui, alors que j’étais une réalisatrice complètement inconnue. C’est donc la chance qui m’a conduite là où je suis aujourd’hui. C’est quelqu’un qui peut jouer de manière très naturelle. Je ne sais pas si c’est à cause des dramas, mais les acteurs japonais ont tendance à sur-jouer. Mais j’avais vu Shinobu dans d’autres rôles, y compris du cinéma indépendant, et je l’ai toujours trouvée très naturelle, comme si elle n’était guidée que par son instinct. Elle n’en fait pas trop. Je recherchais vraiment quelqu’un comme ça et quand son nom a été évoqué avec NHK, je savais qu’elle serait parfaite. »

« C’est la même chose pour Yakusho Koji. M. Tsuchiya, le producteur, lui a donné mon scénario après que l’on ait tourné quelques scènes et c’est comme ça que ça a commencé. Je pensais vraiment qu’il allait refuser. Kito Yukie, l’autre producteur, connaissait Koji depuis longtemps, et nous étions tous certains qu’il serait parfait pour le rôle. Chacune de ses répliques vous traverse le cœur. Ses scènes ne sont pas nombreuses, mais elles laissent toutes une impression très forte. J’étais vraiment bouleversée. J’y pensais encore deux semaines après avoir tourné ses plans. »

« Kaho Minami m’a aussi été présentée par NHK. Elle a lu le scénario et l’a apprécié, comme les autres. Son emploi du temps collait et elle était très enthousiaste à l’idée de rejoindre le cast. En fait, tout le monde a lu le script et vu le court-métrage, sauf Koji, qui ne voulait pas le voir avant le tournage car il ne voulait pas être influencé. »

« Josh Hartnett a été casté via une agence, UTA. Mais en fait, je l’avais en tête depuis le début. Ce qui m’a attiré chez lui est qu’il a pris du temps off en se retirant du métier de comédien pour voyager en quête de spiritualité. J’ai donc demandé à mon agent de contacter Josh et de lui donner le scénario. Il a rappelé immédiatement. On a parlé 15 minutes et c’était décidé dans la foulée. Je me suis sentie très chanceuse. »

Oh Lucy !

Travailler avec les acteurs

« J’aime travailler simplement avec les acteurs. Ce qui est important pour moi, c’est ce qui arrive sur le tournage. Et je m’adapte à tout cela. Par exemple, dans le scénario, il devait faire très beau à Los Angeles, avec un ciel radieux. Je voulais montrer le contraste avec le temps à Tokyo. Mais je ne sais pas pourquoi, il a toujours fait gris quand on a tourné. Je me suis dit que ce devait être comme ça, une sorte de message de l’univers et qu’il fallait travailler avec ce que l’on avait. Du coup, ça ressemblait à un paysage japonais. J’ai dû couper des phrases de dialogue car quand le personnage arrivait, elle s’extasiait devant le soleil de la Californie. Je travaille donc en suivant le moment, les acteurs, ce qu’ils apportent. C’est cela qui donne forme au film. Je n’ai vraiment pas de méthode : c’est comme si je suivais les acteurs et les circonstances. Je veux vraiment leur laisser un espace de liberté, les laisser suivre leurs instincts. Quand je vois qu’ils ont du mal à dire une réplique par exemple, c’est qu’il y a une bonne raison et je la change, jusqu’à ce qu’ils soient assez confortables avec pour que ça vienne naturellement. On fait des essais. En japonais, on peut parfois dire la même chose de trois façons différentes. On trouve donc la manière qui correspond le mieux à l’acteur. C’est comme ça que je façonne l’histoire. »

Oh Lucy!

Vibrator

« Je n’avais pas vu Vibrator (ndr-  de Ryuichi Hiroki – 2003). C’est le jour avant la scène de tournage de la scène de sexe dans la voiture que Shinobu me dit : « ça fait bizarre. Il y a une scène vraiment semblable dans Vibrator « . Je lui ai demandé pourquoi elle ne m’en avait pas parlé avant ! J’ai pensé à changer la scène, mais c’est venu naturellement et j’en suis finalement satisfaite. »

Le tournage

« Le tournage s’est déroulé entre novembre et décembre 2016. 21 jours en tout. Il y a eu 2 semaines de pré-production à Tokyo puis deux semaines de tournage, et encore deux semaines de pré-prod à LA, suivies de 2 semaines de tournage. Mais comme on a fait une pause entre les deux, le tournage a duré 21 jours au total. »

Oh Lucy!

L’équipe du film

« J’ai travaillé avec une équipe internationale. La directrice de la photographe, par exemple, Paula Huidobro, est mexicaine, mais elle habite à Los Angeles aujourd’hui. Elle est allée à l’American Film Institute. Elle a donc aussi été formée en Amérique. J’avais une équipe complètement différente dans les deux pays, sauf la directrice de la photographie, qui est restée la même. »

Les décors

« Pour les décorateurs, il y avait quelqu’un de différent au Japon et aux Etats-Unis. Au Japon, c’est M. Akata qui s’est occupé de tout. Il a été incroyable. Chaque détail comptait pour lui. Mais j’ai fait des recherches et je lui ai montré des photos, notamment pour la chambre. J’ai fait des recherches sur des appartements qui ressemblent à des décharges. Il a été incroyable. Même les parties des pièces que la caméra ne filme pas étaient très réalistes. »

Propos recueillis par Victor Lopez à Cannes le 22/05/2017.

Photos : Kephren Montoute.

Remerciements : Yoshiko Nomura, Hilda Somarriba.

Podcast

 

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Oh Lucy! de Hirayanagi Atsuko. USA-Japon. 2017. En salles le 31/01/2018.

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