FICA 2018 – Quand une femme monte l’escalier de Naruse Mikio (Paroles de femme)

Posté le 26 janvier 2018 par

Quand une femme monte l’escalier constitue une étape importante dans la filmographie de Naruse Mikio. Outre la qualité de sa mise en scène, le film est porté par l’incroyable talent de Takamine Hideko, alors au sommet de sa carrière. À redécouvrir  au 24ème Festival International des Cinemas d’Asie de Vesoul, dans le sélection Paroles de femmes.

Dans le cinéma japonais des années 50, Naruse Mikio se distingue par la finesse de son approche psychologique. Se consacrant durant toute sa carrière au genre shôshimin-geki, de petits drames de la classe moyenne, à l’instar d’Ozu de deux ans son aîné, le cinéaste s’est toujours éloigné des grands sujets dramatiques pour suivre ses personnages dans les méandres de la vie quotidienne. A ces derniers, rien de très sérieux n’arrive vraiment, les personnages de Naruse sont principalement confrontés à la difficulté de vivre tel qu’ils l’auraient souhaité leurs relations familiales ou professionnelles. Le schéma est souvent le même : face aux différents problèmes qui surviennent, comme autant de nuages dans un ciel tranquille, les personnages s’efforcent de garder la tête haute jusqu’à ce que la situation finisse par s’éclaircir. Certains films portent à cet égard un titre significatif : L’éclair, Nuages flottants, Pluie soudaine ou encore Nuages épars, comme si le propre de Naruse consistait à créer des portraits d’individus pris dans la tourmente, à un moment précis de leur histoire personnelle, et sur un fond de considérations sociales.

A vrai dire, ce qui importe dans les films de Naruse réside moins dans l’enchaînement des actions et les agissements des protagonistes que dans les changements émotifs ayant lieu au fil du récit. Quand bien souvent les nuages finissent par se dissiper au loin, les personnages achèvent une évolution intérieure. Chez Naruse en effet, où le propos psychologique l’emporte sur le propos dramatique, rien ne se gagne, rien ne se perd, tout se transforme.

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Les films de Naruse donnent à voir une multitude de petits événements. Sortes de chassés-croisés, ceux-ci donnent l’occasion de rapprocher ou de séparer les personnages les uns des autres, de sorte que leur évolution implique nécessairement leurs relations avec les autres. Ainsi, quand la mécanique du quotidien se met à dérailler, les protagonistes en viennent à consolider ou non leurs sentiments à l’égard de leurs proches et ainsi à rétablir leur équilibre relationnel.

Le cinéaste, qui privilégie les expressions simples et spontanées, est connu pour demander à ses acteurs de rester naturels devant la caméra et de jouer le moins possible. Cette discrétion dans la mise en scène, que le cinéaste complète par un découpage fourni et un montage particulièrement fluide, lui permet de saisir ses personnages dans une large gamme de touches émotives. Contrairement, sur ce point, à Ozu qui partage une approche réaliste similaire mais qui aborde le genre par un biais différent, d’ordre formaliste, Naruse livre un cinéma psychologique d’une remarquable subtilité, tout en détails et en nuances, à l’image d’un jeu de lumières sur une eau trouble.

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Quand une femme monte l’escalier sort au Japon en 1960 et clôture la décennie durant laquelle le cinéaste est parvenu à donner à son style toute sa maturité. Le film en réalité se situe à un tournant : après avoir exploré de nombreux territoires issus de la vie quotidienne, le cinéaste en vient à se tourner vers des formes psychologiques de plus en plus complexes. Quand une femme monte l’escalier condense en quelque sorte les anciennes préoccupations tout en annonçant la dernière période de la filmographie du cinéaste.

A Ginza, quartier de Tôkyô célèbre pour ses grands magasins et ses bars hauts de gamme réservés à une clientèle fortunée, une femme, parmi des centaines d’autres, consacre toute son énergie à son travail d’hôtesse. Sorte de geisha moderne en plus occidentalisée, Mama, comme on l’appelle tout au long du film, se doit de donner à ses clients exclusivement masculins le meilleur d’elle-même, au point de sacrifier le temps dévolu à sa vie privée. Ayant atteint la trentaine, elle réalise que l’heure est venue pour elle de faire un choix entre le fait de se marier, et donc d’abandonner la profession, ou de travailler à son compte en ouvrant son propre bar.

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Toute l’existence du personnage est organisée en fonction de ses exigences professionnelles. Issue d’un quartier populaire, Mama ne doit rien laisser paraître de ses origines modestes. Son image doit renvoyer aux hommes une certaine idée du luxe, d’où ses achats ruineux en kimonos et la richesse de son appartement qu’elle loue à grands frais afin d’habiter à proximité du bar. Le travail est épuisant, on la voit s’endormir tard le soir en faisant ses comptes ; les dangers sont multiples, le surendettement de certaines de ses collègues les pousse jusqu’au suicide. Dès la séquence d’ouverture, le film introduit l’action sur un arrière-plan angoissant, se donnant ainsi pour but d’explorer les dessous de la profession.

L’image luxueuse de ces hôtesses n’est évidemment qu’un leurre destiné à divertir les hommes. Toutes ces femmes portent un masque souriant sous lequel elles dissimulent leurs angoisses. La première séquence de bar, peu avant l’arrivée des clients, les montre justement en train de s’apprêter. Le maquillage et les vêtements clinquants sont de mise, les règles de conduite leur imposent de laisser de côté tout ce qui a trait à leur vie intérieure. Le seul credo consiste à plaire à la clientèle, quelle qu’elle soit, et à lui procurer, après une dure journée de travail, l’illusion d’un réconfort féminin. L’escalier menant à l’entrée du bar, auquel le titre du film fait référence, constitue la frontière entre le monde naturel et celui des conventions : le personnage le gravit chaque jour comme pour entrer en scène et satisfaire son public, et prend conscience un matin de la mascarade.

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Autour de Mama gravite toute une série de personnages secondaires qu’on peut regrouper en deux catégories : d’un côté, les collègues de travail – notamment, sa patronne, une ancienne collègue dépressive, une jeune hôtesse ingénue et le manager du bar ; de l’autre côté, les clients – quatre d’entre eux attirent l’attention, un vieil homme originaire d’Ôsaka, un grand patron tokyoïte, un banquier et un homme rondouillard aux intentions douteuses. A ces personnages s’ajoute la famille de Mama : sa mère qui ne comprend pas son mode de vie, et son frère qui doit subvenir aux besoins de son fils atteint de la polio. Plane également tout au long du film le souvenir de son défunt mari, mort quelques années plus tôt dans un accident de la circulation.

Pensant ouvrir son propre bar, Mama passe en revue ses connaissances afin de leur emprunter l’argent dont elle aura besoin. Le récit s’étoffe au fil de ces rencontres et les clients commencent à se dévoiler sous un autre jour. L’homme d’Ôsaka accepte d’avancer la somme nécessaire en échange de services non réglementaires, le patron tokyoïte s’avère responsable du surendettement des autres hôtesses, tandis que le client à l’embonpoint se révèle un grand mythomane. Le manager quant à lui, malgré son caractère avenant, n’hésite pas à critiquer les moindres manquements au travail commis par le personnage. Mama, d’un autre côté, doit réparer les problèmes financiers rencontrés par sa famille et ses connaissances : elle éponge les dettes de son ancienne collègue décédée et règle les frais d’hospitalisation que son frère au chômage est dans l’incapacité de payer. Seul le personnage du banquier trouve grâce à ses yeux, mais celui-ci finit à son tour par profiter de sa position.

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En multipliant les rencontres et les petites péripéties, le récit se renforce d’une évolution psychologique : le personnage féminin, dont on ne sait presque rien dans les premières séquences, ne nous est pas donné d’un bloc, mais résulte de ses relations avec les autres. Chacune d’entre elles éclaire sur une nouvelle facette du personnage de sorte que son caractère et ses motivations se dévoilent au fil de l’action – jusqu’à la séquence finale au cours de laquelle l’hôtesse finit par dévoiler son secret le plus cher. La conception du personnage semble opérer par strates : chaque relation entretenue met à jour une nouvelle couche dans le creuset psychologique du protagoniste, et le tout modèle avec finesse les différents traits de sa personnalité.

A l’inverse d’une simple illustration, le film, tout en ménageant des zones d’ombre et de lumière, brosse un portrait en action et donne à son personnage un remarquable souffle de vie. On peut opposer ce type d’approche à la manière dont Mizoguchi aborde le monde des prostituées dans La Rue de la honte, sorti quelques années avant le film de Naruse. Alors que Mizoguchi entrecroise le destin de plusieurs femmes en détresse afin de dégager de leur misère commune une puissante forme d’expression pathétique, le projet de Naruse consiste, loin de là, à entrer dans la peau de son personnage et à révéler la complexité intérieure d’une simple hôtesse de bar.

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La réussite de Quand une femme monte l’escalier tient en grande partie au fait que cette conception du portrait entre en parfaite harmonie avec le style d’interprétation de Takamine Hideko, l’actrice fétiche du cinéaste. Celle-ci parvient non seulement à se fondre dans son rôle et à en exprimer les différentes facettes, mais à rendre compte également de toutes ses contradictions. Si l’hôtesse en arrive à s’opposer aux autres, c’est avant tout contre elle-même qu’elle ne cesse de lutter. Le film innove quant aux précédents longs-métrages de Naruse dans la mesure où le personnage est porteur d’un secret et se voit doté d’une dimension cachée qui complique ses rapports au monde. Désirant tout à la fois quitter son travail et respecter le vœu de fidélité à son défunt mari, ce qui lui est impossible, l’hôtesse est traversée par une tension intérieure qui l’empêche de se réaliser pleinement.

C’est justement sur cette base, la difficulté de garder un secret et de porter un poids trop lourd pour soi, que Naruse entreprendra ses dernières œuvres, en particulier L’étranger à l’intérieur d’une femme et Délit de fuite, jusqu’au milieu des années 60 – ce qui porte à croire que Quand une femme monte l’escalier constitue l’un des moments-clés dans la filmographie du cinéaste.

Nicolas Debarle.

Quand une femme monte l’escalier de Naruse Mikio. Japon. 1960. 

Projeté au 24ème Festival International des Cinemas d’Asie (FICA) de Vesoul.

TOUTES LES INFORMATIONS ICI.

A lire sur East Asia : Le Grondement de la montagne de Naruse.

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