DVD – Jiseul de O Muel (Critique et entretien)

Posté le 4 février 2017 par

C’était l’un de nos coups de cœur de la 19ème édition du Festival international des cinémas d’Asie  de Vesoul : le long métrage coréen Jiseul du réalisateur O Muel a marqué les esprits. Auréolé ex aequo du Cyclo d’or, le film, qui aborde d’une manière très spirituelle et touchante un événement historique oublié de la Corée du Sud, sublimé par un travail d’orfèvre dans la mise en scène, arrive enfin en DVD grâce à Spectrum Films.

Résumé : En 1948 sur l’île Jeju au sud de la Corée du Sud, le pouvoir politique est en phase de transition entre l’armée américaine et le nouveau président Syngman Rhee. Après le soulevement du 3 avril, les États-Unis donnent l’ordre aux soldats sud-coréens de tuer tous les villageois de l’île qualifiés de communistes. Certains arrivent à fuir et se cachent dans la grotte Darangshi près de Seogwipo pendant plusieurs semaines avec comme seule nourriture de survie des pommes de terre. Son caractère très symbolique et universel donne le titre du troisième long métrage du cinéaste.

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Natif lui-même de Jeju, O Muel considère l’île comme un être vivant à part entière, si bien qu’il y tourna ses deux premiers films à très petits budgets, Nostalgia et Pong Ddol. S’ils n’ont pas réussi à percer de manière significative en Corée du Sud, nul doute qu’il en sera tout autrement avec Jiseul. Multi primé à Pusan pour son avant-première mondiale, le cinéaste a déjà accompli l’un de ses plus grands objectifs : être diffusé aux États-Unis. C’est le festival de Sundance qui lui fit cet honneur, lui décernant même le Grand prix du jury, preuve qu’il n’existe aucune rancune liée au douloureux sujet du film.

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O Muel, réalisateur coréen de Jiseul.

Jiseul est un hommage aux victimes civiles innocentes du soulèvement de Jeju, O Muel appuyant sur le côté spirituel par la procession chronologique du culte traditionnel coréen des défunts, déclinée en plusieurs chapitres dans le film. Si certains symboles peuvent échapper aux spectateurs étrangers comme la scène d’ouverture, l’option du noir et blanc avec ses nuances presque infinies, combinées à un rapport avec la nature qui se dépérit d’elle-même, instaure immédiatement un climat de tension qui perdurera jusqu’aux ultimes coups de feux. L’île Jeju, forte région touristique baignant habituellement de couleurs vives, perd alors de son éclat, l’idée étant de se rapprocher au plus près de la réalité des tenants et aboutissants du massacre perpétré.

L’une des principales thématiques de Jiseul est les différentes intéractions au sein des deux « communautés » que forment les villageois et l’armée sud-coréenne. Les résidents de l’île de Jeju font preuve dans un premier temps de solidarité collective, ponctuée d’un humour simple fort appréciable, que la brillante mise en scène met à contribution par un écrasement des personnages par des plans fixes plus ou moins resserrés. La mort et la haine finissent par la suite à désolidariser cette unicité. La grotte dans laquelle les villageois ont trouvé refuge prend alors la forme d’une sombre prison d’angoisse, la caméra allant de l’un à l’autre, surlignant par la même occasion la perte des connexions sociales qui faisaient la force du groupe.

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Confinés mais encores solidaires…

Les soldats sont à quant à eux régis par l’autorité militaire où le degré hiérarchique s’associe à un degré de violence, de folie et d’une certaine manière de souffrance. Les généraux, qui ont déjà vécu des guerres sanglantes, sont imprégnés d’une folie meurtrière envers les villageois et leurs propres caporaux qui sont en phase de transition ténébreuse (la scène du viol étant l’exemple le plus criant). Les nouvelles recrues ne sont pas encore déshumanisées, leurs émotions leur permettent encore d’avoir de la pitié pour leurs victimes qu’ils savent non communistes et même de mener des actions de rébellion. Au final, les deux camps sont les victimes collatérales de guerres passés ou inutiles. La fin le démontre par une habile utilisation de la fumée faisant double emploi. Elle permet d’une part de conclure le culte traditionnel des morts en libérant les esprits des défunts, et de l’autre, renforcer l’absurdité de la situation où les soldats tirent à l’aveugle sur des cibles innocentes qui souffrent autant qu’eux.

Jiseul réalise un sans faute avec son esthétisme presque hypnotique qui, au lieu de noyer son sujet, lui rend hommage de la plus belle des façons, rouvrant une brèche historique méconnue de la Corée du Sud.

Julien Thialon.

O Muel

Entretien avec O Muel

Pouvez-vous vous présenter brièvement ainsi que votre parcours professionnel ?

J’ai fait des études de peinture puis ensuite travaillé pour le théâtre pour enfin devenir cinéaste.

Quelles sont vos influences cinématographiques, certaines vous ont-elles inspiré pour Jiseul ? 

Je ne pense pas que je puisse évoquer une œuvre ou un cinéaste qui m’a influencé pour Jiseul. Dans mes œuvres, il y a certaines influences, mais j’ai toujours essayé de trouver mon propre style.

Dans vos précédentes réalisations, Nostalgia et Pong Ddol, le lieu de tournage est toujours l’île Jeju. Ce lieu a-t-il une signification particulière pour vous ?

C’est là où je suis né. Parler de ce lieu où je vis actuellement, c’est raconter mon histoire. Il m’est donc très important de parler de ce lieu même si Jeju n’est pas un endroit particulier.

Jiseul est un projet personnel, pouvez-vous nous parler de la naissance du film ?

Quand je réalise un film, je pense toujours aux premiers spectateurs qui vont le voir. Jiseul a été présenté à Pusan, en France et aux États-Unis mais j’ai d’abord pensé spontanément aux spectateurs de Jeju qui sont mes voisins et ma famille, une partie de moi. C’est pour cela qu’il y a un côté intimiste. À chaque fois que je rencontre les habitants de l’île, j’imagine quel rôle cette personne pourrait jouer dans mon film. C’est lors de l’écriture de mon scénario que j’ai commencé à retracer mes mémoires sur mes rencontres avec les résidents de Jeju. J’ai conçu l’histoire de Jiseul il y a 5-6 ans quand j’ai visité la grotte qu’on voit dans le film.

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Comment avez-vous reconstitué les faits ?

Pour réaliser le film, j’ai commencé à faire des recherches dans les archives et les musées sur cet événement historique sur l’île de Jeju et cette grotte. Dans les archives, on ne décrit pas vraiment la vie quotidienne des gens, on y trouve seulement les résultats. C’est à partir de ceux-ci que j’ai dû imaginer leur vie. J’ai essayé de ne pas trop dramatiser car, même si l’événement était tragique, je pense que les habitants à l’époque étaient joyeux dans leur vie.

Pouvez-vous nous éclaircir sur la scène d’ouverture ? Y a-t-il une interprétation spirituelle ?

J’ai choisi cet angle qui montre le ciel avec une vue sur le mont Halla qui renvoie à un mythe de Jeju selon lequel les défunts vivent au sommet de ce mont. Je voulais rendre le regard de cet esprit vers la terre en dessous.

Justement, pourquoi avoir tendu vers ce côté très spirituel décliné en plusieurs chapitres dans le film ?

Le film est divisé selon l’ordre du culte traditionnel coréen pour les défunts. J’ai choisi cet ordre car, à travers mon film, j’aimerais rendre hommage aux victimes du massacre. Cet endroit devient une sorte de tombeau pour les défunts. On convoque au début l’esprit de ces victimes et on donne des offrandes pour le libérer.

Pourquoi avoir opté pour le noir et blanc ? 

J’ai étudié la peinture coréenne à l’université. Là-bas, j’ai appris que le noir et blanc ont une grande profondeur. En apparence, cela paraît très simple mais finalement, par rapport aux autres couleurs, il existe beaucoup de nuances. Jeju est une île très connue comme zone touristique. On reconnaît souvent cette apparence pittoresque de Jeju avec sa variété de couleurs. Je voulais parler de la tristesse derrière cette splendeur de Jeju, j’ai donc supprimé cet aspect pour parler de cette histoire dissimulée derrière ces couleurs vives.

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Comme l’utilisation de la fumée que vous utilisez beaucoup dans Jiseul ? 

C’est vrai que la fumée dans un cadre noir et blanc, cela peut créer des nuances spectaculaires et jouer les effets de la peinture asiatique où on exprime souvent l’esthétique du vide. Pour l’exprimer, la fumée joue un grand rôle. Mais je voulais surtout représenter une fumée du culte traditionnel. Dans Jiseul, la fumée représente l’acte de convocation de l’esprit.

On dénote un certain paradoxe du côté des soldats où vous utilisez le burlesque et la folie pour les généraux alors que les nouvelles recrues sont encore humaines, éprouvant du regret et de la compassion. Pourquoi ce choix ? 

On peut diviser les soldats en trois catégories : les généraux, les caporaux et les simples soldats. Dans le cas des généraux, ils ont déjà vécu d’autres guerres (Corée du Nord et Japon) avec leurs violences. Avec ces expériences, ils sont devenus eux-mêmes très violents. Les caporaux sont dans un stade transitoire où ils sont en train de devenir commes les généraux. C’est une sorte de processus de déshumanisation par la hiérarchie. On voit les généraux prendre des drogues mais elles ont été laissées par les Japonais. C’est l’accumulation de tous ces traumatismes qui fait que les généraux sont dépeints ainsi dans Jiseul.

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C’est vrai qu’on pense que les deux camps, les soldats et les villageois, sont des victimes avec comme bourreau celui qui a prononcé l’ordre d’évacuation… 

Pour moi, les habitants forment une communauté où ils se réunissent pour survivre. Même si par moments ils se disputent, les villageois ont tous cette volonté de survivre. Dans le cas des soldats, on imagine souvent que l’armée est un organisme très soudé, mais en réalité c’est un milieu très égoïste qui est juste entretenu par l’ordre. Je voulais faire une opposition entre les villageois solidaires et l’armée aux membres individualistes.

Dans la mise en scène, le rapport du son à l’image est très important. Vous utilisez une tension musicale qui dramatise le récit. Pourquoi avoir mis un certain accent dessus ? 

C’est une musique d’ambiance qui joue le rôle de faire ressentir les émotions des personnages. J’ai beaucoup discuté avec le directeur de la musique, je voulais surtout surligner l’importance de la musique comme un facteur de l’expression des sentiments.

Le rapport à l’espace est également bien mis en avant dans la mise en scène avec cet effet de confinement continuel des personnages par la caméra. Pouvez-vous nous en parler ? 

L’espace est un acteur qui nous parle. Quand les acteurs rentrent dans cet espace, je suis très curieux de la façon dont ils vont se comporter dans cet espace. C’est vraiment un élément essentiel dans mon film. Dans le cas de la grotte, c’est vraiment un espace fermé et exigu. C’était un grand problème de montrer cet espace et de diriger les acteurs à l’intérieur de cet espace. Par exemple, quand les habitants se réunissent dans la grotte, ils sont très solidaires. On peut voir également la configuration de la grotte où l’on peut y sentir la surface avec une certaine luminosité. Mais par la suite, quand les villageois se disputent, cet endroit devient tout noir. Pour les habitants, ce n’est plus un abri mais un espace de peur et d’angoisse.

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Il y a également un côté très métaphorique avec la nature…

Pour moi, l’île de Jeju est un être vivant. Même l’arbre que l’on voit dans le film est un symbole vivant de l’île. La nature est un élément très important pour rendre ce sentiment de l’histoire, comme la météo. L’ombre, la neige, la lune et le soleil sont là pour rendre perceptible l’histoire. Chaque jour, en fonction de la météo, je décidais de faire telle ou telle scène.

Le film est un événement historique oublié de la Corée du Sud. Quel a été le coût de production du film et les méthodes de financement du projet ? Avez-vous éprouvé des difficultés par rapport au gouvernement ? 

Pour le coût de production, c’était très difficile mais le gouvernement coréen n’a pas eu envie de cacher l’existence de cet événement historique. Il y a d’autres tragédies historiques comme les émeutes de Gwangju du 18 mai 1980, sur lesquelles le gouvernement ne voulait pas que l’on fasse de films  (ndlr : plusieurs films traitant de cette date sont sortis en Corée du Sud avec un certain succès). Mais pour le massacre de Jeju, c’est une histoire tellement oubliée que le gouvernement ne pensait même pas à l’empêcher. L’an dernier en Corée du Sud a eu lieu l’élection présidentielle. Pendant la campagne électorale, les trois candidats ont parlé de nommer cette date du 3 avril comme jour férié. On peut espérer une « revalorisation » de ce massacre.

Après un début dans le circuit festivalier, le film va sortir en salles le 1er mars sur l’île de Jeju puis à l’échelle nationale. Attendez-vous une prise de conscience du public coréen, une sorte de devoir de mémoire ? 

Je vais présenter ce film au départ sur l’île de Jeju pour ces habitants mais j’ai également une autre ambition. En Corée du Sud, c’est très rare qu’on distribue un film au départ dans une région ailleurs que la capitale séoulite. Je voudrais réunir 10 000 spectateurs à Jeju sur trois semaines, ce qui est un grand succès pour un film du cinéma indépendant car le système du marché coréen est très commercial. Ensuite, je vais continuer à faire diffuser ce film pendant deux mois à Jeju pour obtenir 30 000 spectateurs. C’est un chiffre symbolique car c’est le nombre de victimes qui ont péri pendant ce massacre. Après ce succès à Jeju, cela peut faire parler de ce film à l’échelle nationale. C’est mon espoir.

Pouvez-vous nous expliquer la symbolique du titre (patate en français) ? 

La patate est la nourriture de base pour la survie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c’était une nourriture de secours, j’ai pensé que cela pouvait parler d’une manière universelle.

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Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui les a particulièrement touchés, fascinés, marqués et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.

Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?

Dans le film mongolien, Les deux chevaux de Gengis Khan, il y a une scène où les chevaux galopent sur les steppes. Ils viennent vers nous avec une énergie incroyable, c’était très impressionnant.

Propos recueillis et retranscrits par Julien Thialon à Vesoul le 10/02/2013.

Jiseul de O Muel. Corée. 2012. DISPONIBLE EN DVD chez Spetrum Films le 19/01/2017.

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