Après ses années de formation documentaire, Hani Susumu se lance dans le long-métrage de fiction porté par une exigence de réalisme dont le cinéma japonais jusque-là avait rarement fait preuve.
Les documentaires de Hani privilégient les lieux clos (école, zoo) destinés à former des êtres et les préparer à la vie collective. Depuis Des enfants en classe, ses films mettent l’accent sur l’importance de l’apprentissage, du lien avec autrui et avec l’environnement immédiat, dans le bon épanouissement des individus. Hani, au cours de cette période, ne s’intéresse pas tant à la société, à son fonctionnement et à ses contradictions, qu’à la façon dont on y entre. Le monde qu’il nous révèle renvoie à des principes d’attention et d’encouragement sur les critères desquels un système social peut être tenu pour bienveillant. C’est donc sur cette même base que Hani développe son premier film de fiction.
Présenté, par un carton introductif, comme un documentaire dont le récit et les personnages sont fictionnels, Les mauvais garçons (Furyô shônen, 1960) répond tout à la fois à un travail d’adaptation (d’un roman intitulé Tobenai tsubasa) et à une mise en scène fondée sur une forte approche réaliste, qui rapproche le film du cinéma-vérité de Jean Rouch ou de John Cassavetes.
Le film relate l’histoire d’un jeune homme, orphelin et encore mineur, arrêté après avoir commis un casse dans une bijouterie. Envoyé dans une maison de correction, après quelques déboires avec ses codétenus, il se voit rééduqué par le travail pour finir par être réhabilité par la société.
Hani, pour ce film, réemploie les différentes techniques acquises pendant ses années de formation documentaire. Il choisit par conséquent de mettre en scène des acteurs non professionnels – les jeunes de la maison de correction sont interprétés par de vrais délinquants –, emploie une caméra épaule légère et maniable qui lui permet d’approcher au plus près des événements, met en place son récit dans des décors naturels, sans prise de son direct, et n’hésite pas à profiter de certains imprévus survenus au cours du tournage. L’équipe technique semble réduite au minimum, le scénario à un simple plan de travail.
Privilégiant les plans courts, efficaces et sans fioriture, Hani livre une vision particulièrement brute et directe des faits qu’il dépeint. Au nom d’une certaine exigence de vérité, le cinéaste efface les traces de sa mise en scène de façon à faire ressortir l’instantanéité des événements auxquels ses acteurs prennent part. Le film donne cette impression de témoigner, à la façon d’un reportage, au plus près de l’action : Hani semble découvrir les faits qu’il a sous les yeux en laissant le soin à ses acteurs de mettre en scène d’eux-mêmes ce qu’ils connaissent d’expérience. Le regard se porte alternativement du dehors au dedans, comme pour observer un fauve en cage, et du dedans au dehors, comme pour partager avec eux le vécu des détenus. Vraisemblablement moins préoccupé par le souci de conduire une histoire d’un point à un autre devant tel décor, le cinéaste filme ses acteurs dans leur rapport immédiat avec leur environnement, dans leur façon d’occuper l’espace qui les entoure et de réagir aux comportements des uns et des autres.
C’est pourquoi Hani privilégie à la construction dramatique une vive attention aux détails de la vie telle qu’elle a cours dans un tel endroit. Celle-ci se compose de différents processus : l’incarcération (le comportements des policiers, des juges et des employés de la maison de correction), la vie en prison (l’ennui, la solitude et les rapports avec les autres détenus ; la description des cellules et notamment des dessins sur les murs ; les larcins, la débrouillardise) et la rééducation (le travail, les exercices physiques, le conseil disciplinaire).
Dans la même lignée que les documentaires, le film est placé sous le signe de l’apprentissage. La maison de correction est perçue comme un lieu destiné à compenser par le travail l’éducation que les jeunes n’ont pas reçue. Ainsi, le personnage principal fréquente dans un premier temps de mauvais éléments, des adolescents perturbateurs bien plus difficiles à rééduquer, puis semble retrouver une certaine joie de vivre en intégrant un groupe de menuiserie bien plus accueillant qui lui fait découvrir le goût pour le travail. Une fois de plus, Hani souligne l’importance du lien social et de l’environnement dans l’épanouissement de l’individu : personne n’est mauvais par nature, il suffit de recréer du lien et d’insuffler une certaine motivation pour permettre aux jeunes de se réorienter. Le but de la maison de correction telle que Hani la voit n’est pas de punir, mais, sur le même modèle que l’école, de diriger l’énergie et l’inventivité des jeunes vers un but noble et utile.
Cette propension à traiter le domaine de la fiction avec les moyens du documentaire va traverser toute l’œuvre de Hani à compter des deux longs-métrages suivants. Ces derniers ont pour point commun de centrer leur récit autour d’un personnage féminin esseulé dans un paysage urbain. Délaissée par son mari, la femme d’Une vie bien remplie (Mitasareta seikatsu, 1962) a connu une aventure avec un autre homme avant de se résoudre à vivre seule. Une nouvelle page de son existence se tourne : elle retrouve une amie d’enfance, retourne dans une école de théâtre qu’elle fréquentait autrefois et se lie d’amitié avec un jeune voisin, militant politique. Ainsi, au fil de ses rencontres, elle finit par renouer avec elle-même et retrouver goût à la vie.
Elle et lui (Kanojo to kare, 1963) reprend un schéma narratif similaire : le personnage principal (interprété par Hidari Sachiko qui se marie avec le cinéaste après le tournage) est une femme mariée, sans enfant, qui, une fois son mari parti au travail, passe ses journées dans la solitude. Cherchant à se donner des occupations, la femme s’efforce de nouer des relations avec les habitants du quartier, mais en vain. C’est finalement en faisant la rencontre d’un chiffonnier, ancien camarade de classe de son mari, toujours accompagné d’un chien, et d’une petite orpheline aveugle que le personnage parvient alors à s’ouvrir aux autres.
L’un et l’autre film placent leur récit dans des décors naturels (dans un nagaya, sorte de logement social, pour le premier ; dans une HLM pour le second), situés en banlieue, sur fond d’usines et de terrains vagues, autant de paysages qui rappellent certains des films d’Ozu des années 30. Construits sur le même principe narratif que Les mauvais garçons, les deux longs-métrages s’appuient sur une mosaïque d’épisodes ou de micro-événements ayant trait à la vie quotidienne des protagonistes. Les films abondent de plans, voire de scènes, non narratifs (ce plan, par exemple, d’un chat qui passe en ombre chinoise derrière un rideau dans Une vie bien remplie), dont le propre consiste à étoffer l’arrière-plan documentaire du récit, de sorte que, excluant d’un autre côté tout élément par trop dramatique, les images semblent laisser les choses surgir le plus naturellement possible du flux ordinaire de la vie. C’est ainsi, que tout aussi curieux que dans ses documentaires, Hani observe la façon dont l’existence s’organise dans de tels endroits et s’attache avant tout à relever les détails caractéristiques de la vie quotidienne : on se lève, on se couche, on prend le train, on fait les courses, la lessive, on se rencontre, on se quitte, le tout filmé caméra à l’épaule avec une étonnante fluidité. Le réalisateur parvient avec ces deux films à attirer l’attention sur des détails qui échappent habituellement au regard (la scène dans laquelle le personnage d’Une vie bien remplie lave ses collants est remarquable sur ce point) et à faire voir autrement l’individu dans son environnement immédiat.
Creusant dans la même veine stylistique que Les mauvais garçons, Hani s’oppose de plein fouet aux codes académiques du cinéma narratif. Le cinéaste refuse, à quelques exceptions près, de procéder à la règle du champ/contrechamp en filmant ses personnages dans les mêmes cadres, il néglige délibérément ses raccords, ouvre Une vie bien remplie d’un regard-caméra et alterne selon les séquences la prise de son direct et la postsynchronisation. Plutôt que de mettre en scène au sens classique du terme, Hani s’applique à capter le comportement de ses acteurs face à des situations issues de la vie réelle. Le travail sur le son, l’omniprésence de bruits de fond (trafic, foule, enfants), va dans le même sens. Il s’agit bien moins de raconter une histoire que de témoigner d’un certain type d’existence à une époque donnée et en un endroit précis.
Une vie bien remplie comme Elle et lui ont affaire à la question de la place des femmes dans la société japonaise des années 60, à l’heure où le pays renoue avec une forte croissance économique. Dans l’un et l’autre film, le personnage féminin évolue dans le cadre d’une conception toute masculine de la société qui veut que l’homme parte au travail tandis que son épouse reste chez elle pour se livrer aux travaux domestiques. Les deux films ont pour objet la libération de tels personnages, et s’appuient sur leur désir commun de se constituer une véritable place dans la société. Il s’agit donc de suivre un processus narratif qui conduit les personnages, saisis dans un premier temps dans leur solitude, à se lier d’amitié avec différents protagonistes et, se dotant de nouveaux horizons, à se forger progressivement une nouvelle identité. A l’instar des Mauvais garçons, l’épanouissement individuel naît de la recréation des liens sociaux et de leur consolidation dans la vie quotidienne. Ces liens prennent la forme, dans Une vie bien remplie, d’activités artistiques et politiques (la lutte contre le traité de sécurité nippo-américain), et, dans Elle et lui, de relations amicales entre un homme et une femme évoluant dans des milieux sociaux différents, entre les adultes et les enfants et entre les hommes et les animaux. C’est, au passage, cette dernière relation, celle du chiffonnier et de son chien, qui fait probablement l’objet au cours du film du plus grand éloge.
Néanmoins, si les trois premiers longs-métrages de Hani découlent d’une même conception stylistique, Une vie bien remplie et Elle et lui annoncent un décalage thématique qui ne cessera de s’accentuer au fil de la filmographie du cinéaste. Des documentaires aux Mauvais garçons, la question principale réside dans l’acquisition de liens sociaux que les protagonistes, pour certaines raisons liées à leur histoire personnelle, n’ont pas eu la chance de bénéficier. Le point de vue abordé ici est tout autre : la modernisation de la société semble avoir entraîné dans son sillage une profonde mutation des relations humaines. Conçues dans un seul but utilitaire et sans aucun égard pour les conséquences humaines que leur aménagement peut entraîner, les HLM d’Elle et lui représentent certes, si on les compare aux logements d’Une vie bien remplie, une nette amélioration du confort de vie, mais, tout en concentrant les individus dans des zones résidentielles toujours plus denses et vastes, elles semblent paradoxalement réduire les échanges entre les habitants et les éloigner les uns des autres jusqu’à la plus terne indifférence. Le personnage du même film exprime au cours d’une scène son impression de vivre au cœur d’une montagne et se demande en frappant un mur de sa chambre si quelqu’un réside vraiment de l’autre côté. La vitalité avec laquelle les personnages décident de reprendre leur vie en main contraste d’autant plus qu’elle ressort sur l’aspect morne et froid des décors dans lesquels ils sont cantonnés.
En ce début des années 60, Hani commence à reconnaître autour de lui certaines failles dans le tissu social tel qu’il a été élaboré depuis la guerre (à noter, en outre, que malgré son diplôme d’université, le chiffonnier d’Elle et lui n’a pas manqué de se retrouver en marge de la société). Le projet de Hani prend désormais une nouvelle tournure, le cinéaste tâche de rendre plus humain, et de réapprendre à voir comme tel, un monde qui peu à peu sombre dans la grisaille et se vide de ses attraits.
Nicolas Debarle.
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