Le film de la semaine – Leçons d’harmonie d’Emir Baigazin : leçon de cinéma

Posté le 25 mars 2014 par

Premier film et première réussite pour Emir Baigazin, qui nous ouvre les portes d’un univers cinématographique inventif, passionnant et d’une impressionnante maîtrise.

Tout commence par des plans répondant scrupuleusement à l’idée que l’on se fait d’un film d’auteur kazakh. Dans une maison perdue au milieu de nulle part, un garçon vit seul avec sa grand-mère, contemple le vide de l’horizon et égorge un mouton avant de le dépecer. On s’imagine alors une succession de plans fixes sur la ruralité et l’ennui dans un milieu désœuvré, une observation neutre d’un réel baigné dans une platitude totale, un récit documentaire nourri d’acteurs non-professionnels captés dans leur environnement. On a raison sur les plans fixes, mais complètement tort sur le reste. Leçons d’harmonie s’écarte rapidement de ces lieux-communs post-Omirbaev pour nous amener dans des directions complètement inattendus et surprenantes. Si l’on voit dans cette première scène un mouton tentant d’échapper à la mort en effectuant lui-même des cascades risquées, on le verra par la suite traverser l’écran en marchant sur l’eau, au milieu de cafards condamnés à la chaise électrique, de jumeaux maléfiques, ou de chambre des tortures policières.

Leçon d’harmonie n’est cependant pas un film de genre à proprement parler, mais l’audace dont il fait preuve, lors d’échappées quasi-surréalistes dans un récit à la portée naturaliste, mérite d’être soulignée et témoigne d’une belle singularité. Emir Baigazin oppose rapidement le paysage des mornes plaines kazakhes de son début aux décors plus modernes du collège dans lequel son protagoniste suit des cours. Le cadre n’en est pas plus accueillant : filmé de manière clinique, l’espace est privé de décors, de vie, et ne semble exister que pour annihiler toute velléité d’expression de soi en fondant l’individu dans une masse compacte, uniforme, sans vie, où toute pulsion et forme d’excitation sont calmées à coup de règle.

Harmony Lessons, Emir Baigazin

Symbole d’une urbanisation dépersonnalisante, le collège reproduit en miniature un rapport social mafieux dans lequel le plus fort écrase le plus faible, jusqu’à se retrouver face à plus puissant que soi. L’intérêt du film est moins dans son discours darwiniste mêlant chronique scolaire et récit mafieux que dans sa mise en boîte chirurgicale de son triste constat. L’opposition entre l’espace urbain du collège et rural de la maison du personnage principal fond ainsi peu à peu, quand il reproduit la violence dont il est victime sur des animaux chez lui, avant de pouvoir inverser la tendance par cet apprentissage de la cruauté. Tout s’imbrique alors dans une spirale perverse : la loi du plus fort de l’école contamine la sphère privée, qui se traduit alors dans la société en faisant éclater sa violence sourde, dont le collège se fait ensuite le miroir. Tous les lieux : maison, salle de classe, prison sont alors équivalents ; tous les élèves sont de même interchangeables : si un caïd tombe, il sera remplacé par un autre. La disparition semble être la seule échappatoire à cette réalité sordide et à ce destin implacable. Impossible de lutter : il ne reste rien d’autre à faire que de regarder les morts nous appeler de l’autre côté de la rive, alors qu’un mouton court tranquillement sur l’eau.

Victor Lopez.

Leçons d’harmonie, d’Emir Baigazin, Kazhakstan, 2013. En salles le 26/03/2014.