Avec ses 7 films en compétition, le 8ème festival du Film japonais contemporain de Kinotayo a su nous présenter un éventail de la production cinématographique japonaise de ces derniers mois, en même temps qu’un miroir des préoccupations de la société qui les a fait naître. Quelle image du Japon et de son cinéma ces films nous révèlent-t-il ?
Comme chaque festival, Kinotayo 2013 a eu son lot de déception, avec le complétement raté The Little Girl in Me de Kubota Shoji, soulevant d’un sujet difficile (le travestissement) avec un traitement proche de l’amateurisme annihilant la force de sa thématique, le consensuel The Great Passage de Ishii Yuya, envoyé pour représenter le Japon aux Oscars ou Japan Lies, documentaire sur le photographe Fukushima Kikujiro, intéressant mais télévisuel… Mais de belles découvertes ont aussi enchanté le festivalier. Parmi celles-ci, A Story of Yonosuke, fresque tragi-comique sur la vie d’un adolescent arrivant à Tokyo dans dans les années 80 a particulièrement ému (Soleil d’or), Black Dawn (Prix de la presse), thriller d’espionnage ultra-contemporain figure parmi les meilleurs films japonais de l’année, et les inclassables Bozo de Omori Tatsushi et The Drudgery Train de Yamashita Nobuhiro (Prix de la meilleure image) ont fasciné la moitié de l’audience et rebuté l’autre moitié (nous figurons clairement dans la première partie).
Mais au-delà des avis et statistiques sur les bons et mauvais films de l’année (et finalement, 4 bonnes pioches sur 7 est une excellente moyenne), la sélection dans son ensemble donnait une vision cohérente du Japon aujourd’hui, un instantané d’une société malade, peuplé d’inadaptés peinant à trouver leur place dans un environnement qui les produit pourtant lui-même. Chaque film ou presque posait cette année la thématique de l’exclusion sociale, imposé à ses personnalités les plus marginales, et essayait de trouver une réponse à la question de l’intégration de ses marges. Et si les problématiques semblaient similaires, les réponses données par les films, elles, différaient grandement.
Freaks and gays
À en croire son cinéma, le Japon n’est pas tendre avec ses inadaptés sociaux. Et pourtant, semble-il nous dire, c’est son fonctionnement même qui produit à la chaîne des êtres incapable de communiquer, d’aimer, de travailler… en un mot de vivre. Si les films de Kinotayo 2013 ont moins directement évoqué le suicide que d’autres éditions (on se souvient de
l’année 2011, atteignant un taux de mortalité record avec la présentation de
When I Kill Myself), c’est que des échappatoires de dernières minutes sont présentés par les films à leurs personnages. Humilié au travail qui produit sur lui une pression insupportable, le héros de
The Little Girl In Me choisit
in extremis de ne pas se couper les veines, mais de se transformer en
Hikikomori, ne quittant plus sa chambre pendant des jours, avant de trouver une réponse à ses frustrations et une alternative à son mal-être dans le travestissement. Le héros de
The Drudgery Train calmera de même ses pulsions autodestructrices en se mettant à écrire. Plus radical, et moins optimiste, les personnages de
Bozo sont pris dans une spirale meurtrière, extériorisant ainsi leurs désirs de mort par le passage à l’acte… sur autrui.
The Great Passage englobe cette thématique dans un schéma plus classique, en donnant à son inadapté une passion, qui va l’aider à trouver sa place dans la société. Plongeant dans la rédaction d’un dictionnaire, le timide maladif va apprendre à user des mots pour déclarer sa flamme, trouver une charmante compagne, se faire des amis et se créer un statut social correspondant à ce qu’il est. On retrouve finalement ici une morale assez traditionnelle, que partagent au final la plupart de ces films : l’investissement est payant s’il est total, le dépassement de soi comme ultime recherche de soi. A Little Girl in Me ne tient d’ailleurs pas un autre discours : sous sa thématique du travestissement se cache également une pensée traditionaliste, comme l’atteste d’ailleurs le refus du personnage d’associer sa passion pour les vêtements féminins à l’homosexualité. La scène centrale du film le voit d’ailleurs refuser de coucher avec un homme, comme s’il voulait signifier qu’il y avait des limites à l’étrangeté, et que l’homosexualité en était une une. Il est d’ailleurs intéressant de considérer que les 2 « Tomodachi« de Bozo ont une réaction similaire face à un sous-entendu gay dans leur relation lors d’une scène de pique-nique. Freaks passe encore, mais gays jamais !
Avec sa discrétion et son air de ne pas y toucher, A Story of Yonosuke tranche avec cette vision d’une marginalité finalement très acceptable à partir du moment où elle entre dans des cases. Ainsi, à l’inverse de Bozo ou The Little Girl in Me, lorsque Yonosuke découvre l’homosexualité de l’un de ses amis, nul rejet, nulle surprise même : il accepte la nouvelle comme naturelle, d’une banalité tout à fait normale. C’est justement cette normalité qui tranche dans A Story of Yonosuke : certes, comme les autres personnages des films de Kinotayo 2013, Yonosuke n’est pas parfaitement à l’aise avec les normes sociales, mais il n’a nul besoin de souligner son étrangeté pour finalement accompagner les évolutions de la société qui l’entoure (et de sa propre évolution). Il témoigne d’une modernité d’autant plus progressiste qu’elle est discrète. Elle ne nous étouffe pas mais nous englobe avec compassion, humour et légèreté.
Battle of the Word
Si les films de Kinotayo faisaient preuve d’un regard et d’un discours souvent très contemporain et critique sur la société japonaise, ils semblaient cependant plus prompts à regarder le Japon que le monde. Sans être auto-centrés, les films occultaient généralement la place du Japon dans le monde pour se concentrer sur celle des individus dans la société. Cela ne veut pas dire qu’ils manquaient d’ampleur, bien au contraire et comme en témoigne encore A Story of Yonosuke, une fresque de 3 heures reconstituant un passé récent, mais que le romanesque s’écrivait plus à la première personne. Il s’agit d’ailleurs d’un mouvement qui touche bien au-delà du cinéma japonais, puisque l’on pourrait tirer le même constat en considérant l’un des films français parmi les plus importants de l’année 2013 comme La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche.
Mais cette tendance à occulter le monde en auscultant sa société en se concentrant sur une poignée de personnages qui la peuplent peut être problématique pour le cinéma japonais quand, à trop se replier sur lui-même, le Japon devient aveugle à ses propres problèmes. Présenté hors-compétition en clôture, La Rosée des cieux, documentaire sur la cuisine japonaise à travers le portrait d’une vieille dame faisant des potages délicieux, est à se titre symptomatique de cet aveuglement. Tourné à partir d’avril 2011, soit un mois à peine après la catastrophe de Fukushima, le film vante les produits traditionnels du terroir japonais, insiste sur un mode culinaire ancestrale, comme si rien n’avait changé, comme si ne pas regarder la catastrophe en face la faisait disparaître. En contrepoint, revoir The Land of Hope de Sono Sion ou Odayaka de Nobuteru Uchida éclaire encore plus sur une société se repliant dans le déni et incapable de faire face à ses crises sociétales.
On comprend paradoxalement encore mieux en voyant en négatif La Rosée des cieux l’importance du travail de Fukushima Kikujiro, fascinant protagoniste du documentaire Japan Lies, qui s’est battu toute sa vie pour montrer ce que le Japon voulait cacher dans son histoire officielle. Japan Lies faisait d’ailleurs déjà figure d’exception dans cette sélection, mais c’est surtout Black Dawn qui tranchait avec les autres film dans sa volonté d’interroger les problèmes actuels du Japon (dont le nucléaire) à travers l’angle géopolitique du film d’espionnage. Les relations entre le Japon et les deux Corée sont ainsi au centre d’une œuvre, qui délivre un message optimiste sur les relations internationales et l’avenir de l’axe Corée-Japon, quand, in fine, l’espion japonais explique au coréen qu' »il faut apprendre à se comprendre si l’on veut sauver le monde« .
Citée ainsi hors contexte, la phrase peut sembler grandiloquente, mais l’on trouve vraiment dans Black Dawn une certaine beauté, notamment quand le drame d’espionnage s’efface sous la tragédie intimiste. Car non seulement Black Down est un film d’action atmosphérique et réaliste tranchant par ses zones d’ambiguïté morale, mais les personnages portent comme en eux les enjeux géopolitiques décrits, comme ce couple coréen-japonais obligé de se trahir et de se déchirer pour leurs idéaux nationaux malgré leur amour. C’est ce qui en fait un beau film sur la façon dont les Japonais portent en eux les stigmates et l’histoire de leur pays, belle manière de ne pouvoir les oublier.
TV Movie ?
L’autre force de Black Dawn est d’intégrer dans un vrai film de cinéma des procédés télévisuels. Premier long-métrage d’un jeune cinéaste issu de la télévision, adaptant sa propre série, Black Dawn arrive à prendre ce qui se fait de mieux dans la production télévisuelle (y compris hors Japon, on pense à certaines scènes de tensions dignes de Homeland ou 24 heures Chrono) tout en en condensant les enjeux et en affinant la mise en scène pour un traité proprement cinématographique. La mise en scène occupe ainsi une place centrale dans le film, manipulant parfois le spectateur par de subtils procédés, et arrivant à lui faire perdre ses repères en (dé)jouant sur ses attentes. Quand on sait que d’une part des cinéastes plus chevronnés ont échoué à échapper au formatage télévisuel dans certains de leurs films (comme Miike Takashi ou Nakata Hideo), on ne peut que s’enthousiasmer devant une telle réussite.
À l’heure où les gros budgets du cinéma japonais semblent aller vers une impersonnification, l’émergence de cinéastes comme Horikirinozo Kentaro et Okita Shuichi (le réalisateur de A Story of Yonosuke a également fait ses gammes à la télévision) qui arrivent à allier le savoir-faire acquis à la télévision et œuvres témoignant d’une forte personnalité est peut-être une réponse au formatage qui contamine le cinéma japonais contemporain. On l’espère en tout cas, et nous sommes d’autant plus curieux de voir les réponses qu’apportera à cette question la prochaine édition de Kinotayo, en novembre 2014.
Victor Lopez.
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