À l’occasion de ses cinquante années d’activité en tant que cinéaste, Yamada Yoji, particulièrement connu pour être le créateur de la série Tora-san, signe le remake du célèbre Voyage à Tokyo de Ozu Yasujiro. Exprimant certainement par là sa passion et son respect pour les œuvres du maître, le réalisateur réinterprète les thèmes de la famille, de la filiation et du deuil au diapason de la société japonaise contemporaine. Un grand bol d’air frais dans un Japon traumatisé par la catastrophe du 11 mars 2011. Par Nicolas Debarle.
L’idée de découvrir le remake d’un film d’Ozu peut légitimement inspirer quelques craintes. Comment et dans quel but reconstituer un chef-d’œuvre du cinéma japonais daté de 60 ans, sans toutefois trahir l’inspiration qui a su lui donner jour ? Inimitable, le style d’Ozu repose en effet sur une alchimie qu’on ne saurait séparer de l’esprit de son temps. Le fait de proposer aujourd’hui le remake d’un de ses films peut paraître aberrant quand on voit l’évolution, tant sur le plan social que culturel, qu’a suivie le Japon depuis lors. Et pourtant…
À plus de 80 ans, Yamada apparaît certainement comme l’un des metteurs en scène les mieux placés dans le cinéma japonais contemporain pour entreprendre un tel projet. Issu de la génération des cinéastes d’après-guerre, le réalisateur n’a cessé d’entretenir le goût pour un cinéma populaire de qualité, dans la droite ligne des productions des années 30 axées pour la plupart sur la vie quotidienne des petites gens. Personnalité certes bien différente d’Ozu, le cinéaste semble bel et bien apte à mesurer le chemin parcouru depuis l’époque à laquelle Voyage à Tokyo fut réalisé – qui de plus correspond plus ou moins à celle de ses débuts – , et celle du Japon des années 2010. Aux yeux de Yamada, sans aucun doute, le fait de réaliser Tokyo Family consiste à revenir à la source, à l’origine de son propre désir de cinéma.
Dès les premiers plans, le ton est donné : Tokyo Family suit pas à pas le cheminement de Voyage à Tokyo jusque dans ses moindres détails et redessine ces derniers sous des traits modernes. Si ces plans, chers à Ozu, de trains qui passent ou d’immeubles dressés dans le ciel, intercalés entre chaque séquence, réapparaissent cadrés à l’identique dans le film de Yamada, ceux-ci s’emploient, par contraste avec le long métrage des années 50, à dépeindre le visage actuel de la ville japonaise. Le cinéaste, autrement dit, ne cherche pas à reconstituer stricto sensu l’environnement dans lequel Ozu fait évoluer ses personnages, mais retrouve dans le Japon contemporain les éléments susceptibles de s’y apparenter. Lorsque, par exemple, les deux parents, arrivés à Tokyo pour rendre visite à leurs enfants, découvrent la capitale nippone, ce n’est plus le château d’Edo qu’on vient à leur présenter, mais la Tokyo Sky Tree, achevée en 2011.
Introduisant par là une certaine dimension ludique, le début de Tokyo Family insiste tout particulièrement sur les différences d’ordre technologique qui séparent le contenu des deux films. Le téléphone qu’utilise tel personnage chez Ozu réapparaît sous la forme d’un portable dans le film de Yamada, tandis que l’avion en papier avec lequel joue l’un des deux enfants du premier film devient ici un hélicoptère télécommandé. Dans un même ordre d’idée, la référence historique à la deuxième guerre mondiale située à l’arrière-plan de Voyage à Tokyo se voit rénovée par l’allusion à la catastrophe nucléaire de Fukushima.
Alors qu’Ozu souligne dans son film le bouleversement des rapports familiaux indirectement causé par l’effort de modernisation à travers lequel le Japon s’est redéfini au lendemain de la guerre, Yamada se propose, de son côté, de rendre compte des fruits de cette même modernisation et d’en dresser en quelque sorte le bilan. À l’évidence, les personnages de Tokyo Family bénéficient d’un confort de vie supérieur à ceux de Voyage à Tokyo, bien qu’en réalité, malgré le changement du décor, le fond du problème qui les concerne semble n’avoir que trop peu évolué. Ainsi, visant bien plus à transformer le film d’Ozu qu’à l’imiter servilement, Yamada, c’est là son principal mérite, imprègne son film d’une tonalité fraiche et originale. Le réalisateur évite à bon escient de placer sa caméra au niveau du sol ou de filmer frontalement les personnages en pleine discussion, et met de côté la stylisation singulière des films d’Ozu et toute la dimension esthétique qui en découle. Le film accuse par conséquent un changement de rythme radical : le montage y apparaît bien plus vif et les dialogues bien plus enjoués. Le jeu des acteurs, moins posé, moins subtil, moins réfléchi assurément, s’en trouve plus ouvert, plus vivant et plus spontané. Se défendant donc de recréer le cinéma d’Ozu, entreprise sans intérêt au demeurant, Yamada préfère mettre l’accent sur le caractère anecdotique et terre-à-terre du récit qu’il redéfinit en son nom comme une comédie dramatique, de facture classique, limpide et soignée. Les différences entre les deux films bien heureusement ne s’en tiennent pas à un simple changement de style.
Même si Tokyo Family obéit à la même trame narrative que Voyage à Tokyo, s’appuie sur les mêmes scènes et présente les mêmes personnages, le film de Yamada apporte à celui d’Ozu quelques nuances, inventions ou raccourcis qui lui permettent de s’en démarquer sur le plan narratif. Le plus important changement conçu par Yamada consiste à réécrire le personnage du cadet, qui chez Ozu vit à Osaka et n’apparaît qu’à la fin du récit, en le réintroduisant sous les traits du deuxième fils, mort pendant la guerre dans le premier film. La conséquence en est que le personnage principal féminin, initialement interprété par Hara Setsuko, n’apparaît plus comme la veuve du soldat en question, mais comme la petite amie du dernier enfant de la famille. Un tel changement, à la fois simple et ingénieux, permet à Yamada de réinterpréter les thèmes développés dans le cours du récit. Lorsqu’Ozu, constatant une fracture au sein de la cellule familiale dans le Japon des années 50, invente le personnage de la veuve, le cinéaste s’emploie à confronter d’une part le maintien des anciennes valeurs – la reconnaissance et le respect envers les anciens – que celle-ci incarne, et d’autre part l’étiolement des liens familiaux encouragé par l’attitude dédaigneuse des autres membres de la famille. Ambigu quant à son devenir et à son épanouissement futur, dans la mesure où, en considération des valeurs qu’elle défend, la veuve ne pense pas à se remarier, le film présente le personnage dans l’incapacité de fonder un nouveau foyer et par là de transmettre les valeurs qui la détermine. Evidemment, pour Ozu, la modernité se situe du côté des autres personnages qui, gênés par la présence de leurs parents, refusent de s’occuper d’eux comme il se doit.
Yamada part, quant à lui, du principe que la fracture familiale caractéristique de la modernité est un fait donné, à la fois irrésolu et déjà consommé, mais engage le récit dans une optique pleine d’espoir, aux antipodes de l’impression de dépit dont Ozu empreint son film. Les parents trouvent désormais le réconfort auprès d’un jeune couple prêt à se marier, autour de qui vient peu à peu se cristalliser toute leur affection. D’autant plus en rupture avec ses aînés qu’il ose les contredire lors du repas de funérailles à la fin du film, le fils cadet, soutenu par le comportement de sa fiancée, finit par resserrer les liens avec ses parents pour trouver en eux, non plus un poids mort, une gêne, mais un appui, l’assurance d’une certaine plénitude. Dans ce contexte, la référence récurrente à la catastrophe du 11 mars fonctionne sur un niveau bien différent que celle de la guerre, source de désarroi chez Ozu, comme une invitation à réparer, avant qu’il ne soit trop tard, les liens affectifs et familiaux que les personnages ont laissé se dégrader tout au long de leur vie. À partir d’un récit commun, le film de Yamada aboutit donc sur un message tout autre que celui d’Ozu et révèle l’ingéniosité du scénario dont les deux longs métrages sont issus. Autre temps, autre style, autre interprétation, l’histoire de Voyage à Tokyo revue par Tokyo Family n’en finit pas de sonder les fondements de la société japonaise en s’interrogeant sur le rôle joué par la cellule familiale dans le monde contemporain. Dans cinquante ou soixante ans, peut-être, une nouvelle version du film pourrait bien voir le jour et continuer à évaluer les futurs rapports entre parents, à l’aune des générations passées et du cinéma d’autrefois.
Nicolas Debarle.
Verdict :