Eega de S.S. Rajamouli ( L’Etrange Festival)

Posté le 15 septembre 2012 par

Imprévisible, facétieux, Eega appose sa patte dans la biosphère des comédies indiennes. Une apothéose humoristique ! Par Marjolaine Gout.

La mouche a souvent eu une fonction de « Memento mori » (Souviens-toi que tu mourras) dans la peinture du quattrocento. Et pour cause, quatrième plaie d’Egypte, les tabanidés sont devenues célèbres avec leurs entrées grandiloquentes sur les terres de Pharaon. La mouche tsé-tsé s’est fait un nom en transmettant la maladie du sommeil, celle du melon a pris du galon en anéantissant des récoltes tandis que la mouche domestique, bourdonnant à souhait, écoulait des jours paisibles avachie sur le plafond, en nous narguant par intermittence avec de périlleuses triples boucles piquées. La mouche reste ainsi l’ennemi public numéro un ! La nuisance suprême, le trouble-fête des nuits calmes. Bref, la coexistence entre l’homme et la mouche s’incarne dans une guerre perpétuelle. Pourtant le « musca », c’est son petit nom latin, (tout de suite ça sonne plus doux à l’oreille) est fondamental à notre écosystème. C’est que depuis deux cent cinquante millions d’années, nos amies les mouches ne chôment guère. Elles participent grandement à la décomposition et  surtout à nous débarrasser des viles souillures. Eega (la mouche en télougou) est affectée dans ce long métrage à la cruciale tâche d’anéantir une vermine. Un vil méchant ! Cronenberg n’a qu’à bien se tenir. La mouche biberonnée au bhang lassi n’est pas le fruit d’une expérience, mais la réincarnation d’un jeune homme assassiné. Il est ainsi tué car il convoitait la dulcinée, la promise fantasmée et courtisée d’un ignoble, d’un infâme… que dis-je, d’un odieux personnage puissance mille milliards de sabords.

Mais comme le griffonnait Jules Renard « Chaque fleur attire sa mouche ». Avant de trépasser, notre pur et vaillant héros jure de se venger et de veiller sur sa belle. Dame nature faisant bien son boulot, il se réincarne en un apode, un bébé mouche. La vengeance de cette mouche sera terrible, encore faut-il qu’elle esquive tapettes à mouche, insecticides et autres chausse-trapes en folie.

 

Avec Eega, le réalisateur S.S. Rajamouli retourne se frotter à des thématiques déjà explorées dans son Magadheera (2009). Vengeance et réincarnation sont donc au menu de cette comédie hilarante où les escarmouches font mouche.Pour légitimer le héros ailé, la parade du conte fantastique manichéen a été adoptée. Un père narre donc à sa fille une histoire d’amour qui vire en une rixe à la David contre Goliath. Une super-mouche asticote ainsi un super méchant. Pensé à l’origine comme un film expérimental, Eega s’aligne dans le sillage des productions télougous ô combien originales et débordantes d’inventivités. S.S. Rajamouli rend d’ailleurs un hommage appuyé au metteur en scène et producteur B.Vittalacharya[1]. Dans les traces de ce seigneur de la réincarnation cinéphilique, nous voici donc plongés dans un univers fantasmagorique vrombissant. Cette création s’incarne dans l’art de la métamorphose. Celle de partir du néant pour donner vie à une débauche d’effets visuels. Même si la magie de l’informatique ne restitue pas forcément la beauté du réel, celle-ci ne parasite guère Eega, bien au contraire ! On s’habitue aux images de synthèse papillonnant de-ci de-là et à l’apparence de notre chère mouche. Nous sommes certes loin du rendu capturé par les caméras macro de Microcosmos (1996), mais le résultat subjugue.

Filmé à hauteur de diptère grâce au scorpio crane, permettant à la caméra de virevolter dans les airs, nous sommes engloutis dans ce monde de l’infiniment petit. Les plans avec en amorce la mouche ne tardent pas à fleurir et deviennent légion. Le son s’emboîte en jouant un rôle conducteur. Il accompagne chaque plan et y distille notamment avec insistance une ambiance inquiétante dès que le grand méchant, incarné par l’acteur kannada, Sudeep, pointe ses bacchantes dans le cadre. Par contre, point de voix off ne vient à la rescousse afin de faciliter la narration. Eega est ainsi dépourvue de cordes vocales mais bourdonne toujours avec efficacité. Une habile pirouette scénaristique ! Tout passe par le visuel. C’est ainsi que de glorieuses trouvailles éclosent à l’écran. La mouche a de la ressource pour communiquer et déchaîner les passions ! Après du mime, des combats aériens, l’heure de l’entraînement en mode Rocky a sonné. Notre petit musca se taille un corps de guêpe afin de mettre en œuvre ses plans machiavéliques. Pour ainsi dire, avec Eega, une étoile est née !

Certes, l’histoire est mince et prévisible, mais un essaim de  rebondissements explose et monte en puissance. La cristallisation du film, sur le point de vue de la mouche, redonne du piquant et de la fraîcheur à un cinéma extrêmement codifié dont le spectateur connaît les ressorts et aboutissants. La comédie, autour de cet insolite personnage, déploie ici des charmes imparables.

Du grand spectacle où, à la fin de l’envoi, S.S. Rajamouli touche et signe de sa caméra un iconoclaste Eega stimulant la production d’endorphines. Un régal euphorique qui nous rabiboche avec les mouches.

Marjolaine Gout

Verdict :


[1] B. Vittalacharya : Pionnier à la Méliès, il concentra son travail sur la magie et la mythologie. Le cinéma télougou doit ainsi à cet homme des contes fantastiques évoquant les légendes indiennes avec des effets spéciaux. Pour exemple, dans Iddaru Monagallu  (1967) les nababs et sujets se transforment sous les incantations d’un « sorcier » en singes, chiens ou ânes. La mouche n’avait pas encore les auspices des manitous du scénario en cette époque !

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