Quartier Lointain de Taniguchi Jirô

Posté le 8 juin 2011 par

Après la brillante critique de Quartier Lointain (le film) par Victor Lopez, l’envie nous est venue de pousser plus en avant l’analyse en comparant le manga d’origine avec son adaptation…

Le scénario

Père de famille âgé de 48 ans, Nakahara Hiroshi s’est rendu à Kyoto pour affaires. Dans le train du retour, le contrôleur l’avertit qu’il s’est trompé de destination. Au lieu d’aller vers Tokyo comme l’indique son billet, il se dirige vers sa ville natale : Kurayoshi. Vrai acte manqué ou faux acte réussi, c’est pour Hiroshi l’occasion de redécouvrir le quartier lointain de sa jeunesse et d’aller se recueillir sur la tombe de sa mère. L’émotion est puissante et le vertige des réminiscences le fait s’évanouir. A son réveil, le voici revenu à l’époque de son adolescence, qui plus est dans la peau de ses 14 ans, un peu avant la disparition de son papa…

 

 

Un divan pour deux (voire plus…)

Les parcours les plus lisses ne sont-ils pas les moins palpitants ? Si le passé nous malmène, c’est peut-être que nous refusons de voir en lui les éléments qui nous ont construit et sans lesquels notre expérience ne serait pas enrichissante ? Oui, car à trop vouloir supprimer les complications du vécu, nous risquons de prendre les traits d’un être creux, sans personnalité ni désir…

Quartier Lointain a reçu divers prix dont l’Alph-Art du meilleur scénario au Festival d’Angoulême 2003. En 2007, 200.000 exemplaires ont été vendus dans l’hexagone, une véritable consécration lorsqu’on sait que son auteur déchaine moins les admirateurs dans son pays.

Porté à l’écran par Sam Garbarski en 2010, et soutenu par un casting judicieux (Pascal Greggory : Thomas/Hiroshi adulte, Jonathan Zaccaï : Bruno/son papa et Léo Legrand : Thomas jeune), les projections ont reçu un accueil chaleureux de la part des spectateurs et quelques bonnes critiques dans la presse.

Quartier Lointain

Depuis 2009, le manga a également été mis en scène par Dorian Rossel et sa Compagnie Super Trop Top, en Coproduction avec le Théâtre de Vidy Lausanne (suivre le lien pour plus d’infos)

Entre hommage à la sobriété de Ozu Yasujirô, clin d’œil à la sensibilité d’Ozamu Dazaï (La Déchéance d’un homme) et attrait pour l’onirisme de Kon Satoshi (Perfect Blue, Paprika), les influences de Taniguchi Jirô séduisent tous types de publics au point d’abolir les frontières de l’art. Il ne manque plus qu’une comédie musicale pour que Quartier Lointain accède au panthéon des œuvres “trans-art” telles que le célèbre Spiderman des éditions Marvel

Le manga

Taniguchi Jirô : “Tout a commencé par un rêve assez étrange… Dans ce rêve, je retournais dans mon enfance et je réussissais à déclarer ma flamme à la jeune fille dont j’étais amoureux au collège. (…) Il y a beaucoup de choses que j’aurais aimé dire à mes parents, mais à l’époque j’en étais incapable… Et finalement, c’est très bien comme ça ! (…) C’est en découvrant qu’il ne peut pas changer le cours de la vie qu’Hiroshi progresse.”

Comme dans Le Journal de mon père (miroir inversé de Quartier Lointain) publié en français entre 1999 et 2000, Taniguchi exprime des sentiments universels avec une sincérité palpable. Grâce aux thèmes fondateurs qui lui sont chers (les non-dits familiaux, les ratés de la puberté ou le poids des responsabilités), il favorise l’introspection de ses héros, à la fois nostalgiques et en quête d’une autre identité.

Quartier Lointain

 

C’est son histoire et c’est un peu la nôtre. A l’heure où les plus timides élaboraient des stratégies alambiquées pour pousser le hasard à révéler à leur place une passion inavouable ; Gainsbourg chantait : “Il vaut mieux avoir des remords que des regrets”. Car qui ne tente rien n’a rien. D’ailleurs, le destin devient la conséquence de nos actes quand ce qui doit être fait n’est plus à faire, et plus on attend plus c’est difficile, puisqu’après l’heure ce n’est plus l’heure. L’expression dit : “saisir sa chance”. Mais si nous avons déjà échoué une fois, nous préférerons la provoquer dès que possible et bannir les relations platoniques ad vitam æternam …

 

Dans un registre plus grave, Taniguchi brosse le portrait d’un père qui par manque d’intégrité abandonne femme et enfants pour refaire sa vie. Afin de justifier ce geste (abominable), il déterre les secrets de polichinelle, ceux-là mêmes dont on se croit à l’abri jusqu’à ce qu’ils nous explosent à la figure ; sans vouloir inquiéter personne, évidemment…

Quartier Lointain

Alors voilà, Shin’Ichi refait surface. Autrefois, Maman aimait un homme, mais quand il s’est fait tué pendant la guerre, Papa a accepté de le “remplacer” en se mariant avec Maman, parce que Shin’Ichi était son meilleur ami et que ça se faisait en ce temps là.
Quinze ans après, le paternel ne supporte plus cette situation et décide de disparaître à jamais malgré les conséquences. Irresponsable et destructeur, ce départ causera un manque irréductible dans l’existence d’Hiroshi. Quant à sa mère, elle aura décidément tout perdu, et son commerce de péricliter et le chagrin… de l’assassiner !

30 ans plus tard, Hiroshi ouvre un œil dans un train en fuite et les questionnements pleuvent. Qui suis-je ? Où vais-je ? Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Bing ! Crise de la cinquantaine, deuxième volet. “Et si à mon tour, je ne revenais plus”, songe-t-il dans un moment d’égarement…
Heureusement, Hiroshi rompt avec le cycle infernal en posant ses bagages pleins de douleur dans le cimetière de la désolation. Un petit saut en arrière et il finira par comprendre pourquoi son paternel a agi de la sorte. Il réussira ensuite à le pardonner et tout le monde en sera soulagé. Une attitude que chacun devrait imiter pour préserver sa descendance des blessures qui ne sont pas les siennes…

Le film

Sam Garbarski : “Ce n’est pas mon histoire et pourtant c’est tellement mon histoire !” “Sans faire du Freudisme de comptoir, on peut voir Quartier Lointain comme un travail analytique, une recherche de soi sans divan mais avec une plume.”

Construit à partir d’un fort synopsis, le livre aurait pu virer au roman illustré si le dessin en noir sur blanc n’avait donné à la narration toute son ampleur. Chaque vignette laisse échapper un son et un parfum désuet en provenance directe des années 1960, comme si Taniguchi lui-même nous introduisait dans sa tête. Ému, Sam Garbarski (Irina Palm, 2007), inspecte le découpage des séquences jusqu’à y percevoir le storyboard parfait pour s’en faire une toile.

Quartier Lointain

C’était osé, mais le montage est impeccable et l’émotion intacte. Sans caricaturer le genre dont il s’inspire, Garbarski en suit la logique de manière intuitive. Les nombreux plans fixes, le cadrage, les noirs segmentant les chapitres et le déploiement paisible de l’intrigue respectent totalement le rythme et l’articulation originels. Le groupe Air ( Virgin Suicide de Sofia Coppola) ajoute une sensation de flottement cotonneux dans le semi-rêve, et les extraordinaires vestiges des sixties s’en trouvent mis en relief.

Au-delà de la forme, Garbarski a su saluer le message de Taniguchi Jirô tout en racontant ses propres aventures. Transposé à Nantua dans le département de l’Ain, ce ne sont pas seulement les composantes culturelles qui ont été revues mais aussi le noyau familial, la profession de Thomas et le caractère de Bruno. Par souci pratique, le métrage devait évidemment synthétiser les 406 pages d’une trame diffuse et trop complète pour le cinéma. C’est pourquoi certains extraits ont disparu, comme les périodes de guerre du mystérieux Shin’Ichi, mort au combat sans avoir pu épouser la mère d’Hiroshi.

Quartier Lointain

Garbarski a ainsi focalisé sa caméra sur le flirt de Thomas et son regard inquiété par une catastrophe parentale dont il se croit responsable. Le triangle Bruno-Anna-Thomas est ainsi recentré pour ne pas éparpiller les seconds rôles. Suivant la tradition, la grand-mère japonaise vivait avec eux sous le même toit. Ici, son personnage de confidente a été conservé mais réside dans une maison de campagne séparée.

A la limite de l’antipathie, Bruno est plus fuyant et réservé que ne l’avait pensé Taniguchi. Cette nuance de Garbarski tient à son implication dans le métrage, puisqu’il n’hésite pas à habiller Bruno d’une montre et d’un gilet ayant appartenu à son véritable père.
Le manga bénéficie donc d’un réel écho sur la pellicule. Garbarski s’y investit totalement, moins pour prouver l’importance de sa démarche que pour raconter une anecdote aux mille lectures possibles. Non contente d’exercer son style à un nouveau format, la formule de Garbarski réinvente la magie de Taniguchi sans la dénaturer, restituant avec pureté sa morale intemporelle, au-delà des langues, des lieux et des visages. Quels que soient les détours en chemin, deux visions intéressantes se rejoignent dans le même but, pour notre plus grand plaisir…

Dorian Sa.

Quartier Lointain de Sam Garbarski, disponible en DVD édité par WildSide depuis le 03/05/2011.

Quartier Lointain de Taniguchi Jîro, disponible aux éditions Casterman.

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2 commentaires pour “Quartier Lointain de Taniguchi Jirô”

  1. Wow ! ca donne envie ! belle critique bien écrite…continue !

  2. Merci beaucoup !

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