Kurosawa Kiyoshi : un cadre et des ombres

Posté le 13 mars 2011 par

A l’occasion de la présence de Kurosawa Kiyoshi au Louvre, dans le cadre de l’exposition Revenants. Images, figures et récits du retour des morts, retour sur une filmographie d’une solitude fantomatique.

 Avec Tokyo Sonata, Kurosawa Kiyoshi sort en 2009 d’une confidentialité qui le cantonnait alors au genre horrifique et à un public de fans, forcé par manque de salles, de suivre chaque sortie du cinéaste par ses propres moyens. Avant cela, avant l’adoubement par toute la presse française du cinéaste japonais, avant l’œuvre majeure qu’est dans sa filmographie Tokyo Sonata, Kurosawa Kiyoshi n’était qu’une curiosité ; un nom étrangement familier semblant surfer sur le genre horrifique japonais tendance Ring (1998) ou Ju-on (2000), qui films après films laissait perplexe une presse divisée. Froideur glaciale de l’espace, horreur suggestive, figures imposées – jeune fille aux cheveux longs, bande sonore et effets mécaniques, cadres oppressants – le cinéaste rentrait directement là où on avait déjà fait une place à Nakata Hideo : le film d’horreur asiatique. Par ce double terme générique, le travail du journaliste et du spectateur, pré-mâché, devenait, un comble, confortable. On reconnaissait les tics, les gimmicks du genre et on ne voyait plus rien à l’écran si ce n’est ce qu’on avait déjà vu ou ce que l’on voulait voir. La réception de Tokyo Sonata peut laisser songeur tant le film n’est qu’une suite logique à son œuvre entamée dès la fin des années 1990. En devenant fréquentable sans jamais renier ses films passés – Tokyo Sonata est déjà dans Kaïro (2001), Rétribution (2006) ou encore Jellyfish (2003) – Kurosawa Kiyoshi ouvre un cinéma jusqu’alors étouffé par ses thématiques, ses figures mais aussi sa maîtrise froide. Histoire de fantômes, histoire d’une solitude urbaine destructrice, d’un siècle qui n’arrive pas à se terminer, le cinéma de Kurosawa Kiyoshi n’est que le témoin d’une époque incertaine et d’une société qui ne se ressemble plus. Accompagnant un présent terrorisé par le vide qui se trouve en face de lui – le « bright future » de Jellyfish – les marques du passé hantent tous les films de Kurosawa Kiyoshi. Les fantômes ne sortent plus des murs, mais sont ces murs.


Tokyo Sonata (2009)

Des marques sur les murs

Quand les personnages de Kaïro meurent, emportés par les fantômes qui les entourent, ils laissent sur les murs une marque indélébile ; une tache noire, comme une impression de leur silhouette. Cette brûlure triste, physiquement vivante au détour d’un plan, continue de vivre dans le cadre jusqu’à la dernière seconde du film. Elle vient rejoindre les ombres intérieures que le cinéaste avait filmées jusqu’ici. Avant même les premières apparitions fantomales et les premières disparitions, les appartements de Kaïro, les chambres, les bureaux, abritent déjà un invisible palpable cause principale de l’angoisse des images. En secret, les murs vivent.

http://img.photobucket.com/albums/v289/shitao/Karo1-1.jpg Rétribution (2006)

Kurosawa Kiyoshi dans tous ses films s’applique à mettre en scène visuellement l’image du foyer, de la maison, de l’appartement. Avant de devenir figure horrifique, porteuse d’angoisse, elle possède toutes ses caractéristiques habituelles. Cocon protecteur, refuge, les personnages du cinéaste se terrent entre ces quatre murs pour y trouver une paix que le monde extérieur ne peut leur offrir. L’héroïne de Loft (2005), à la recherche d’une maison à la campagne pour fuir la vie urbaine, emménage dans une grande demeure à côté d’un lac et tentera de s’y reconstruire. Le couple de Séance (2000) cherche la paix dans une maison isolée où ils essayeront à leur manière de fonder une famille. La vie de Yoshioka (Yakusho Koji) dans Rétribution, s’articule également dans son appartement où petit à petit il prendra conscience de ce qu’il est. Les scènes d’intérieur dans le cinéma de Kurosawa Kiyoshi prennent une place importante dans la durée même des films mais sont surtout le cœur autour duquel naissent le récit, les personnages et la figure de leurs fantômes. Le réalisateur s’applique à décrire précisément ces mondes entre quatre murs pour mieux les faire s’effriter par la suite ; ses personnages forcément enfermés à l’intérieur.

Rétribution (2006)

L’impression de sécurité qui se dégage du foyer est ainsi toujours désamorcée par la mise en scène du cinéaste et décalée par rapport au réel. Ainsi face à la maison à la campagne de Loft, se trouve une énorme bâtisse sombre et urbaine, comme si l’héroïne l’avait amené avec elle de la ville. La maison de Séance se transforme petit à petit en prison quand la famille se désagrège et qu’un fantôme s’y invite. En partie détruite par un tremblement de terre, l’appartement de Rétribution verra sortir des murs la figure d’un monstre, d’un souvenir. En apparence, les murs sont le cadre qui soutient les personnages ; ils délimitent un univers restreint où ces derniers se retrouvent en sécurité, épargnés de tout. En réalité, Kurosawa Kiyoshi bâtit avec froideur autour d’eux les murs d’une cellule qui va être très douloureux de détruire. Les murs sont les taches de Kaïro, figures d’un passé persistant dont il est impossible de se détacher. Les murs sont ceux de l’asile de Rétribution où meurt une jeune fille à quelques mètres seulement du bateau que prend inlassablement Yoshioka. Ils sont également les arbres constituant la forêt de Charisma (1999), limites étouffantes d’un monde en huis-clos où il semble impossible de s’échapper. Poreux, les murs transpirent chez Kurosawa Kiyoshi les souvenirs d’une vie passée mais également des rêves morts avant d’avoir été exaucés.

http://img.photobucket.com/albums/v289/shitao/Loft1.jpg Loft (2005)

Enfermé dans un véritable taudis où les déchets s’accumulent, le personnage de Jellyfish semble penser qu’ainsi le temps l’oubliera et le laissera vivre là, en dehors du monde. Dans une très belle scène, Yuji (Odagiri Joe) cherche la méduse qu’il avait laissé tomber plus tôt et qui était partie entre deux lattes de son plancher. Il trouve sous les planches de bois une eau sombre et profonde, comme si une rivière passait juste sous sa maison. Une lumière s’approche et irradie tout l’écran : la méduse a retrouvé son chemin et se présente là, plus lumineuse que jamais. Taches sur les murs, fantômes dans les coins, rivière passant sous le plancher, la maison comme dernier refuge ne peut plus exister. Elle vit avec ses habitants et fait corps avec eux. Quand un silence apaisant accompagne une scène de dîner dans Tokyo Sonata, dans un cri strident un train vient casser ce calme et met en danger tout le foyer. Les murs s’effritent et avant qu’ils ne s’écroulent sur les personnages, il va falloir aller à la rencontre des ombres, des fantômes qui y habitent.


Jellyfish (2002)

Face aux ombres

Dans un train désert, un couple est assis face à nous, silencieux. Leur complicité, leur besoin de se retrouver vivants et de sentir physiquement l’autre bouleverse. Ils fuient la ville, rythmés par le son monotone du wagon glissant sur les rails. Ils fuient la ville où tous les habitants auront bientôt disparu, où des fantômes ont pris la place des vivants et où il ne reste qu’une même solitude. Quand le train s’arrête entre deux stations, le garçon descend chercher de l’aide et la jeune femme disparaît. Il s’est éloigné de quelques mètres et elle est repartie se réfugier chez elle, entre ses quatre murs où vit un fantôme. La jeune femme ira à la rencontre de cette ombre et le garçon ne la reverra jamais. Leur instant passé tous les deux dans le wagon est désormais un souvenir. Celui qui habitera Kaïro jusqu’à son dernier plan et qui vit aussi dans toute l’œuvre de Kurosawa Kiyoshi. Le souvenir d’une jeune femme ouvrant les bras à un fantôme.

http://img.photobucket.com/albums/v289/shitao/Karo2.jpg Kaïro (2001)

À l’opposé de la représentation habituelle des fantômes au cinéma, il existe dans les films de Kurosawa Kiyoshi un écart très important entre la réaction des personnages face à eux et celle des spectateurs. À travers l’image, l’ambiance sonore, le récit, ces derniers vivent en permanence une expérience angoissante face aux spectres de Kaïro, Séance, Loft ou Rétribution. Cette angoisse passe en très grande partie par l’attente que met en scène le cinéaste et surtout par les attentes déçues qu’il provoque – il n’y avait rien derrière cette porte ; il n’y avait rien dans cette pièce etc. Kurosawa Kiyoshi ne fait que très peu de différence de mise en scène entre un instant émotionnellement fort – l’apparition d’un fantôme – et celui d’un quotidien banal. L’angoisse ne quitte ainsi jamais le spectateur, persuadé que derrière chaque changement de plan se trouvent des ombres prêtent à bondir. L’effet de surprise s’en retrouve décuplé. Ce procédé influence aussi le rapport qu’ont les personnages avec les fantômes que fait apparaître le cinéaste. En effet, passant le stade premier qu’ils partagent avec le spectateur, une réelle familiarité s’installent alors entre eux. Les personnages vont s’habituer à ces fantômes, leur parler, vivre avec eux. Passée la terreur primaire de la première apparition, Yoshioka dans Rétribution va accepter cette présence et essayer de la comprendre. De même que la jeune femme tendant les bras au fantôme de son appartement dans Kaïro, la peur est toujours là mais n’est plus seule. Une véritable empathie l’accompagne, une pitié même. Ces fantômes hurlants ou aphones en vérité leur ressemblent. Ils sont aussi seuls qu’eux.


Séance (2000)

Dans l’un de ses plus grands films, Séance, Kurosawa Kiyoshi injecte dans le quotidien d’un couple ce fantastique si difficilement identifiable qui verra son apogée avec Kaïro. L’arrivé du fantastique se fait par l’intermédiaire d’une fillette qui kidnappée, arrive à s’échapper et trouve refuge dans la voiture du couple, plus précisément en se cachant dans une grande boîte en métal. Le film devient infernal quand coincée dans cette boîte, la fillette reste dans leur garage pendant plusieurs jours sans que personne n’ait conscience de sa présence. Kurosawa Kiyoshi filme alors le couple vivant au quotidien, l’enfant mourant petit à petit d’asphyxie dans le garage. Ils vivent avec un fantôme sans même le savoir, eux, le couple sans enfant qui ressemblent à tout sauf à une famille. Quand le cinéaste les place face à la fillette, quand ils découvrent le fantôme, la petite n’est pas morte: terrorisée, ces journées enfermées l’ont fait sombrer dans une folie glaçante. Vivante mais toujours un fantôme, ils ne veulent pas la rendre à la police ni à ses parents et la garde avec eux: à trois, enfin une famille. Sans conteste le film le plus dur du réalisateur à ce jour, son plus noir, Séance enferme ses personnages dans les murs étroits d’une maison minuscule avec tous leurs fantômes : cette enfant mais également leur culpabilité, leur impossibilité à communiquer, à s’aimer, à se libérer. Au contraire de Kaïro, aucun d’eux ne semble vivants, la solitude les a rongé, les murs les écrasent. Aucun d’eux ne tendra les bras.

http://img.photobucket.com/albums/v289/shitao/TokyoSonata.jpg Tokyo Sonata (2009)

Arrive alors le dernier plan de Tokyo Sonata. La famille est recomposée et l’enfant passe une audition de piano. Il a choisi de jouer la Suite bergamasque de Claude Debussy. Le plan est serré sur lui et il commence à jouer sous l’œil d’un public poli et de trois juges à sa droite. On pense à leur maison toujours en effervescence qui semblait si petite pour eux. On pense à la mère de famille, aspirée par ses propres rêveries lors d’un cauchemar sur son canapé ; au père dans une file d’attente sans fin attendant pour passer un entretien d’embauche. On pense également aux autres films du cinéaste et à cette angoisse permanente d’être seul. Le jeune garçon joue. Les murs autour de lui sont d’un blanc immaculé et une fenêtre ouverte fait danser un rideau. Des personnes ont rejoint les trois juges et regardent, écoutent le garçon jouer. Jamais Kurosawa Kiyoshi n’a filmé une scène d’intérieur aussi ouverte, aussi douce. Il a désormais élargi son plan et un nombre considérable de femmes, d’hommes se sont rapprochés et observent le jeune prodige jouer. Ils sont des dizaines maintenant, comme si les fantômes de ses films précédents étaient sortis des murs et contemplaient la scène, apaisés et rêveurs. Une fois que le garçon a fini de jouer, ses parents viennent le chercher et partent dans un silence religieux. Les yeux des fantômes se mêlent aux nôtres et nous les regardons partir. Le rideau ne bouge plus. Pourtant, toujours aucune ombre dans le cadre.

Fabien Alloin.

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