Rental Family - Hikari

KINOTAYO 2025 – Rental Family, dans la vie des autres de Hikari

Posté le 6 décembre 2025 par

Et si l’on pouvait louer un père, un mari, un ami comme on fait appel à un plombier ou un livreur ? Avec Rental Family, la cinéaste japonaise Hikari suit Philip, acteur américain paumé à Tokyo, recruté pour jouer des rôles de proches sur catalogue. Derrière cette comédie « feel good » portée par Brendan Fraser, le film plonge dans l’économie de l’affection, où la solitude et les normes sociales produisent un marché des liens humains.

À Tokyo, Philip Vanderploeg, acteur américain de seconde zone en manque de travail, se voit proposer un contrat inhabituel : jouer « l’Américain triste » lors d’un enterrement. Il découvre alors le principe des familles à louer. D’abord réticent, il finit, pour des raisons économiques, par accepter d’autres rôles. Il devient ainsi l’époux d’une Japonaise dans un mariage de façade, le partenaire de jeux vidéo d’un hikikomori, un journaliste de cinéma chargé d’interviewer un ancien acteur atteint de la maladie d’Alzheimer, et enfin le père d’une jeune fille qui a besoin de deux parents présentables pour renforcer son dossier d’entrée dans une école prestigieuse. Au fil de ses prestations, Philip s’investit de plus en plus dans les rôles qu’on lui confie et commence à s’attacher aux « familles » pour lesquelles il est censé seulement interpréter.

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Un sujet marginal ?

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La location de famille est une thématique déjà explorée par le cinéma contemporain. On la retrouve notamment dans Noriko’s Dinner Table de Sono Sion (2005), A Bride for Rip Van Winkle d’Iwai Shunji (2016) et Family Romance, LLC de Werner Herzog (2019). Dans les deux premiers, elle demeure cependant un motif secondaire : un simple débouché professionnel pour des individus en marge ou en difficulté financière. Intégrer des familles de substitution, endosser le rôle d’une grand-mère attentionnée, d’un ancien camarade de classe, d’un amant ou d’un compagnon de beuverie ne relève pas d’un geste altruiste, mais d’une activité rémunérée, d’un métier à part entière.

Chez Sono Sion, ce travail devient une fuite en avant quasi nihiliste. Une des actrices, poussée à « jouer le jeu » jusqu’au bout, se laisse entraîner dans une relation qui culmine en double suicide amoureux. Quant à l’héroïne, Noriko, elle revoit son père biologique, avec lequel elle a coupé les ponts, uniquement en jouant son rôle tarifé de « fille » de location. La prestation familiale sert ici de démonstration tragique : entre famille réelle et famille fabriquée, la frontière se brouille. La famille apparaît comme une construction sociale et économique, dépourvue de tout fondement affectif naturel.

Iwai Shunji inscrit, lui, l’actorat familial dans un vaste Empire du Faux. Nanami, l’héroïne, découvre que le mariage d’amour, idéal romantique tant vanté dans la fiction, se heurte aux logiques patrimoniales et financières : se marier revient d’abord à optimiser un capital. Son parcours initiatique la confronte à une série de situations artificielles mais socialement admises. Des simulacres : amour factice, mariage factice, famille factice, travail factice, maison factice. Est-elle encore elle-même lorsqu’elle joue la veuve éplorée à un enterrement, la femme de ménage ou la meilleure amie d’une mourante ? Qu’est-ce qu’être soi-même ? Le film interroge l’identité personnelle et la facticité au sens philosophique : notre existence ne repose-t-elle pas sur l’impossibilité de lui donner un fondement ultime ?

Avec Herzog, la location de famille devient le sujet central. Family Romance, LLC suit Ishii Yuichi, dirigeant d’une véritable entreprise de “location de proches”, interprétant son propre rôle… et celui du père de Mahiro, une adolescente. Le dispositif brouille délibérément la frontière entre documentaire et fiction, suscitant un malaise persistant : ce que nous voyons est-il mis en scène ou non ? Mahiro a-t-elle réellement engagé Ishii pour jouer son père ? Les hésitations et émotions d’Ishii sont-elles vécues ou orchestrées avec Herzog ? Le film prolonge ainsi, sur le terrain filmique lui-même, l’instabilité ontologique des liens familiaux loués. Comme chez Sono et Iwai, la location de famille est vue comme un travail assez marginal, parfois malsain ; une étrangeté typiquement nippone, due à des spécificités sociales : pression du regard social, importance des apparences, développement des services en tout genre et gestion de la solitude de masse.

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Malaise affectif et émotionnel généralisé

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Chez Hikari, le traitement est différent. Si ces mêmes facteurs sociaux expliquent en partie le recours à la location de famille, celle-ci n’apparaît plus comme un service étrange susceptible de choquer un regard occidental. Elle est au contraire montrée comme une pratique « grand public », qui répond à la fois à un malaise affectif et au besoin de contourner des normes sociales rigides ou des conflits familiaux. Une pratique qui ne se limite plus au Japon, mais se développe dans d’autres pays, y compris en France (hé oui, ça existe).

Hikari - Rental Family

Ce n’est pas un hasard si le personnage principal de Rental Family est un Américain, un gaijin installé au Japon depuis sept ans. Son statut d’étranger lui est rappelé par ses collègues de travail : quoi qu’il fasse, il ne comprendra jamais certains comportements typiquement nippons. Mais le manque d’affection, il le comprend très bien : lui-même en souffre. Il vit seul dans un minuscule appartement tokyoïte, sans amis ni emploi stable. Ses seules relations sociales sont ses auditions et ses visites à une prostituée. Lorsqu’on lui demande de jouer « l’Américain triste » à un enterrement, il réagit comme beaucoup d’Occidentaux découvrant la location de famille il y a dix ou vingt ans : quelle société malade et tarée ! Sauf que ce qui pouvait passer pour une étrangeté japonaise est aujourd’hui une évidence dans un monde où l’économie de l’affection est parfaitement intégrée au secteur tertiaire : c’est un service parmi d’autres, sur le versant émotionnel, au même titre que les girlfriend experiences et le développement des relations parasociales avec des IA ou des travailleuses du sexe sur OnlyFans. Tout cela se conjugue avec un isolement et une solitude croissants, corollaires des mégalopoles et des services en ligne qui réduisent les contacts humains : commander à manger, résilier un abonnement téléphonique, effectuer des démarches administratives, passer un examen médical… Il est de moins en moins nécessaire de sortir de chez soi et d’interagir avec d’autres êtres humains.

Si certains services sont proches du fétichisme sexuel (comme ce salarié masochiste qui loue un faux patron pour se faire insulter et humilier), les prestations de Philip relèvent plutôt du registre social, par exemple lorsqu’il joue aux jeux vidéo avec un hikikomori et l’aide peu à peu à sortir de son isolement. Deux rôles exigent de lui un engagement affectif bien plus fort, tous deux liés à la figure paternelle : incarner le père d’une adolescente et devenir le confident d’un acteur octogénaire, atteint d’Alzheimer, oublié de tous et désireux de se raconter une dernière fois pour sauver ses souvenirs. C’est à travers ces deux familles que Philip va traverser les montagnes russes émotionnelles habituelles d’un film à la structure hollywoodienne (trop) classique : 1) refus initial de rejoindre l’agence de location de famille, 2) euphorie des premiers rôles et phase d’épanouissement personnel et professionnel, 3) surinvestissement affectif, 4) crise et catastrophes en chaîne, et enfin 5) résolution générale des intrigues.

Le récit « feel good » est cousu de fil blanc et porté par un Brendan Fraser aimant et aimable, figure du père/pote idéal. La question du réel, des faux-semblants et de la sincérité affleure, mais est rapidement évacuée, et ce pour une bonne raison : le désarroi émotionnel contemporain est tel que le problème ne se pose plus. Que la relation soit tarifée importe peu, dès lors qu’elle reste une relation humaine. L’affection est une valeur marchande comme une autre : la force de travail, les compétences intellectuelles, la capacité de gestion ou le ventre.

Dans le précédent long-métrage de Hikari, 37 Seconds, l’héroïne, mangaka en situation de handicap moteur, découvrait avoir grandi dans un mensonge familial, ou plutôt une absence de vérité. L’histoire nous menant à cette conclusion : connais-toi toi-même et accepte qui tu es. Du slogan philosophique socratique au slogan publicitaire de McDonald’s, il n’y a qu’un pas, surtout dans le capitalisme tardif où exister, survivre, réussir, échouer, se conformer ou se singulariser finissent par avoir le même sens et la même valeur. On retrouve une conclusion similaire dans Rental Family lorsque Philip, enfin apaisé, retourne dans un lieu mystérieux et spirituel : le temple bouddhiste fréquenté par l’acteur octogénaire. Il découvre alors ce qui se cache derrière les voiles et ce vers quoi se prosternent les fidèles : un simple miroir. Oui, les dieux que nous inventons pour donner un semblant de sens à notre existence sont factices, ce sont les créations parasociales ultimes, des leurres plus ou moins doux, une farce à laquelle on s’efforce de croire, une famille en location. 

Marc L’Helgoualc’h

Rental Family, dans la vie des autres de Hikari. 2025. Japon, États-Unis. Projeté au Festival Kinotayo 2025.