ALLERS-RETOURS 2025 – Interview de Yang Suiyi pour Karst

Posté le 6 février 2025 par

Premier long-métrage champêtre d’une infinie délicatesse, Karst est un film à l’image fraîche mais à la philosophie de vie déjà mûre du jeune réalisateur Yang Suiyi. Présent à l’occasion du Festival Allers-Retours 2025 durant lequel son film est projeté, nous avons eu la chance de nous entretenir avec le cinéaste.

Le réalisateur Yang Suiyi le 31/12/2025 – photo de Hong Yi

Dans un village isolé de la province de Guizhou, au sud-ouest de la Chine, une éleveuse de bétail est confrontée à la maladie de l’un de ses animaux. Elle traverse la campagne pour solliciter l’aide d’un vétérinaire en ville, renouant en chemin avec des figures de son passé…

Karst est votre premier long-métrage, que vous avez écrit et réalisé vous-même. On sent que vous essayez de rendre hommage à votre région natale, avec beaucoup d’éléments personnels. Était-ce le premier film que vous rêviez de faire ?

Pour moi, ce n’était pas vraiment un choix, mais presque un instinct. En tant que jeune réalisateur, mon expérience de vie reste limitée. Ma sensibilité est façonnée par les relations que je connais, par les types de personnages qui me sont familiers. Il m’était difficile d’échapper à cette impulsion créative. Ces éléments, ces références, sont comme inscrits dans mon ADN, ancrés en moi. Même si j’avais tourné ailleurs, dans un autre décor, l’empreinte de mon lieu d’origine aurait transparu dans mon premier film.

Jia Zhang-ke a filmé Fenyang et Bi Gan Kaili Blues, vous semblez hériter des obsessions de ces grands cinéastes chinois qui veulent mettre leur ville de province sur la carte par le cinéma. Vous sentez-vous en proximité avec eux ? Vous ont-ils inspiré ?

Il est assez conventionnel qu’un jeune réalisateur commence par filmer sa ville natale. Mais les sensibilités esthétiques varient d’un cinéaste à l’autre. Chez Jia Zhang-ke, il s’agit avant tout de documenter son époque, une génération de jeunes confrontée aux réformes sociales. Quant à Bi Gan, même si nous venons de la même région, nos approches sont très différentes. Nos points de vue ne se croisent pas vraiment, nos personnages et nos récits non plus.

Si beaucoup d’entre nous choisissons leur ville natale comme point de départ, c’est d’abord pour des raisons pratiques : un premier film est souvent un film à petit budget. Mais au-delà des contraintes financières, il y a une nécessité. Lorsque l’on commence à écrire, on puise dans ce qui nous est familier : les personnages, leurs paroles, leur manière d’être prennent racine dans notre milieu d’origine. En ce sens, nous partageons cet instinct : implanter les personnages que nous connaissons dans une terre qui leur est propre et trouver une forme juste pour les faire respirer.

Vous faites jouer vos parents dans ce film. Ont-ils accepté rapidement ? Que pensent-ils du film ?

C’était mon premier tournage, ma première expérience de tournage à proprement parler. Je n’avais jamais réalisé de film, même pas un court-métrage. Pour moi comme pour mes parents, c’était un apprentissage du processus cinématographique, un apprentissage par la pratique.

Comme l’ensemble du casting était composé de non-professionnels, personne n’avait de notion de jeu d’acteur. Moi non plus, je n’avais aucune expérience de direction, puisque je ne viens pas d’une formation de réalisateur. On s’est donc appuyés sur une approche intuitive : j’ai d’abord réfléchi aux images que je voulais obtenir, puis j’ai donné les consignes aux acteurs.

Je crois que mes parents ne se sont jamais demandé s’ils jouaient bien ou non. Ce qui les préoccupait, ce n’était pas la qualité de leur interprétation, mais de savoir s’ils m’aidaient vraiment, s’ils ne me compliquaient pas le tournage. Comme tous les autres acteurs du film, ils étaient là avant tout par lien humain, dans un esprit de rén qíng (émotions et relations interpersonnelles, entraide). L’aspect technique du jeu leur importait peu. Ce qu’ils voulaient, c’était simplement m’aider et me soutenir dans mon projet.

Une fois le tournage terminé, leur vie a repris son cours, comme si rien n’avait changé. C’est aussi ce que je cherche à raconter : un film n’est qu’un fragment de vie, il ne fige rien, il ne suspend pas le réel. Après le clap de fin, tout reprend son rythme naturel et les personnages retournent à leur quotidien.

Le décor de la grotte karstique est immensément magnifique. Comment avez-vous opéré pour les prises de vues, qui sont très soignées mais qui semblent aussi laisser le décor parler de lui-même ?

J’ai grandi parmi ces montagnes, ces routes sinueuses, ces villages et petites villes. La grotte karstique que l’on voit dans le film, bien qu’elle fasse partie de ce paysage, est en réalité un site touristique que je connaissais peu. Dans le film, j’ai choisi de ne pas la révéler tout de suite. La caméra suit une progression en parallèle avec la découverte de l’héroïne. D’abord, on perçoit la montagne dans son ensemble, puis on s’en approche jusqu’à en découvrir la coupe transversale, avant de pénétrer enfin à l’intérieur, dans la grotte où se rend l’héroïne avec son compagnon.

Ce cheminement visuel fait écho à la trajectoire du personnage. Comme on s’approche progressivement du relief, on entre peu à peu dans son passé, dans son histoire. L’exploration du paysage et celle du personnage avancent au même rythme, en résonance.

En réalité, nous n’avons eu qu’une seule journée pour tourner dans la grotte. Tous les plans présentés dans le film ont été captés ce jour-là. Pour les scènes de dialogues, nous avons privilégié de longs plans-séquences, souvent tournés en une seule prise. Chaque cadrage avait été conçu en avance.

Dans votre film, votre héroïne est amenée à traverser les campagnes environnantes pour atteindre son objectif. En chemin, elle rencontre des personnes, rencontres qui animent le film du point de vue du scénario et de l’émotion. Quelles inspirations vous ont guidé pour l’écriture, qui forme finalement un film de voyage et de voyage intérieur ?

Le film est né des lieux avant de trouver ses personnages. Je n’avais pas, autour de moi, de modèle précis de femme célibataire vivant seule à cet âge-là. D’abord, j’avais des espaces en tête. Il me fallait un fil conducteur pour relier ces lieux. C’est ainsi qu’est né le personnage. J’ai façonné cette femme qui devait voyager d’un point à un autre et je lui ai donné une motivation : chercher un remède pour sa vache. Ce trajet l’a amenée à traverser différents espaces qui, en retour, se sont imbriqués dans son histoire et ont commencé à faire écho à son parcours.

Mais au-delà du récit, j’ai voulu faire de ce territoire un personnage invisible et omniprésent. J’ai essayé de traiter la topographie karstique comme une condition de vie, un être vivant doté d’une mémoire propre et d’un passé, tout comme mon personnage. Le film prend la forme d’un road movie, mais son essence demeure profondément humaine.

Le choix de personnages principaux âgés ainsi que l’exploration de leur vie donne le sentiment d’un propos mûr sur la philosophie de vie, à la fois soucieux mais parfois apaisé. Pourtant vous êtes un jeune réalisateur et la fraîcheur de votre façon de filmer se ressent. Que pensez-vous, en tant que jeune homme, de ces personnes qui vivent une vie dure ? Êtes-vous optimiste concernant l’avenir ?

J’ai grandi dans le village où nous avons tourné, chez ma grand-mère. Dans ces campagnes, ceux qui restent sont souvent des personnes âgées. Mon regard sur elles s’est construit dans mon enfance, à travers mes souvenirs. Je les observais de loin, tandis qu’elles discutaient sous un arbre ou devant leur maison. Je ne me souviens plus de leurs paroles, mais cette image, ce point de vue, est restée dans mon imagination ; elle a défini mon approche visuelle dans ce film.

Cette distance n’est pas níng shì (un regard contemplatif) au sens de Hou Hsiao-hsien. Elle est avant tout liée à mon expérience d’enfant. Les conversations des adultes semblaient anodines, remplies de détails du quotidien. Pourtant, les événements les plus bouleversants de leur vie étaient enfouis dans cette banalité, dissimulés sous ces échanges quotidiens en apparence insignifiants. C’est ce que j’ai voulu transposer à l’écran : des personnages absorbés par des gestes ordinaires, dont les préoccupations plus importantes affleurent peu à peu. J’aimerais que les spectateurs prêtent attention à cette dimension.

Observer, ce n’est pas seulement regarder de loin. C’est aussi porter un regard attentif, sans jugement, sans chercher à dire comment ces gens devraient vivre ni à prédire leur avenir. Je n’ai filmé qu’un moment de leur existence. Leurs villages ont vécu les siècles ; ils continueront d’exister. Je ne peux pas dire si leur condition changera un jour. Au fond, tant qu’ils peuvent continuer à vivre ainsi, cela me semble déjà bien.

 

D’un côté, votre film semble être un hymne à cette nature luxuriante. De l’autre, il est question de drames personnels dans cette société à l’écart. Votre film est nuancé. La dimension sociale tient beaucoup à vos yeux dans le scénario ?

Les questions sociales sont presque toujours liées à la politique. Pourtant, mon objectif principal était avant tout d’observer et de documenter avec le plus de fidélité la réalité de ce milieu rural. Or, si l’on cherche à rester fidèle à une réalité, la politique en fait nécessairement partie. Je ne voulais ni l’éviter, ni en faire un axe central du film.

De la même manière, j’ai voulu que les acteurs apparaissent à l’écran tels qu’ils sont dans la vie, sans artifice, sans beaucoup de maquillage. Les personnages et les événements du film ne sont ni entièrement fictifs, ni des reproductions exactes de personnes réelles. Ce sont des récits entendus, des histoires arrivées à un voisin ou à quelqu’un du quartier. Je ne voulais pas qu’elles soient oubliées. Alors je les ai inscrites dans le film, confiées à des personnages secondaires.

J’ai fait le choix d’un cinéma “contre le spectaculaire”. Beaucoup de mes personnages ont connu des instants de bascule, mais j’ai préféré éviter l’effet dramatique, contourner l’intensité plutôt que de la représenter. Cette approche va à contre-courant de l’idée du cinéma en tant que mise en scène du drame. Mon film s’attache au quotidien, aux conversations, aux paroles. C’est justement dans ces moments que le film se rapproche le plus de la vérité du cinéma. J’accorde toute ma confiance à cette banalité et je laisse au spectateur la liberté d’y trouver sa propre résonance.

C’est ainsi que nous apprenons les choses, comme la violence domestique ou des arrestations. Nous n’en sommes pas témoins directs. Elles nous parviennent par ouï-dire. J’ai intégré cette idée dans le film : les personnages secondaires portent et révèlent ces bribes d’histoires.

La même logique s’applique à l’image. Les formations karstiques sont spectaculaires, mais leur beauté vient d’un long processus de destruction et d’érosion. Les personnages de mon film sont simples, généreux, pleins de dignité et de chaleur ; ils ont aussi vécu des blessures qu’ils mentionnent peu.

Comment a été reçu votre film en festivals internationaux et en Chine ?

Lors de sa première à Pingyao, le film a suscité des réactions contrastées. Certains critiques ont été passionnés pour le film, d’autres beaucoup moins. Mais je m’y attendais. J’avais fait un choix dès le départ : ce film ne s’inscrit pas dans une narration conventionnelle, ni dans une esthétique faite pour séduire le grand public. Faire du cinéma indépendant, du cinéma d’auteur, c’est s’engager sur une voie étroite. Cette contrainte ouvre un espace de liberté, à condition que je reste fidèle à la direction que j’ai choisie. Maintenant, je voudrais que ce film rencontre le public qu’il mérite et dont il a besoin, que ce soit en festival ou sur le marché.

Quel est votre moment de cinéma, une scène ou un film qui vous a particulièrement marqué et auquel vous pensez maintenant?

Pain et Fleur de Mohssen Makhmalbaf. Le dernier plan du film s’arrête sur des fleurs et un morceau de pain. Ce moment m’a profondément marqué. Il est impossible de le décrire. C’est une émotion que seul le cinéma peut faire ressentir, une force qui ne peut exister que dans l’image.

Propos recueillis par Maxime Bauer à Paris le 31/01/2025.

Traduction et retranscription depuis le mandarin par Xinyu Guan.

Remerciements à Yang Suiyi et l’équipe du Festival Allers-Retours.

Karst de Yang Suiyi. Chine. 2024. Projeté au Festival Allers-Retours 2025.