Roboto Films sort un superbe coffret consacré aux films de fantômes produits au sein du studio Daiei. Revenons sur Botan Doro de Yamamoto Satsuo, récit captivant entre mélodrame et pure épouvante, porté par une esthétique somptueuse et novatrice.
Durant le festival Obon, fête en l’honneur des ancêtres, le jeune Hagiwara s’éprend de la fille d’un samouraï déchu. Mais la jeune femme cache un destin tragique.
Botan Doro est à l’origine un conte chinois issu du recueil Jiandeng Xinhua (« Nouveaux Contes sous la lumière de la lampe ») de Qu You. Le recueil est traduit au Japon durant le XVIIe siècle mais le conte Botan Doro va plus particulièrement gagner en popularité quand il sera adapté, avec d’autres histoires issues du Jiandeng Xinhua, par l’écrivain Ryoi Asai. Le cadre du récit devient strictement japonais, les leçons de morales bouddhistes du recueil chinois sont éliminées et l’accent est mis sur la dimension tragique et effrayante de l’histoire. D’autres relectures durant l’ère Meiji contribueront à installer le conte dans l’imaginaire collectif japonais : une version rakugo par le conteur Sanyutei Encho en 1884, une version façon théâtre kabuki en 1892. Chacune apportent leur lot de transformations et spécificités au récit, et influeront sur les nombreuses adaptations cinématographiques selon la source choisie.
Le film de Yamamoto Satsuo s’inspire plus spécifiquement de la version dite Otogi Boko du conte, soit celle de Ryoi Asai avec un accent mis sur l’horreur et la romance tragique. On peut aussi y voir une dimension sociale plus marquée et très présente dans les grands films de fantômes produits durant cette période par le studio Daei. Ainsi le début de l’histoire montre la condition féminine précaire de l’époque lorsque le héros Hagiwara (Hongo Kojiro) se voit imposé la veuve de son frère, devenue fardeau encombrant (car n’ayant pas accouché d’un héritier), comme épouse par sa famille, ce à quoi il oppose son refus. Hagiwara, par son souci des démunis et son dégoût des injustices, ne peut se soumettre à un tel accord, mais cette compassion le rend vulnérable face à la séduction des fantômes. Otsuyu (Akaza Miyoko) est une jeune femme réduite à la condition de courtisane après la ruine de sa famille, mais qui a préféré se suicider avant d’être déshonoré par son premier client. Hagiwara ignore la conclusion funeste de l’histoire et s’émeut du sort de cette femme qu’il croit encore bien vivante, et dont il va tomber amoureux. La durée du festival Obon est supposé sceller leur lien définitivement lorsque Otsuyu aura définitivement aspiré la force vitale de Hagiwara et emportera son aimé avec elle dans l’au-delà.
Yamamoto imprègne graduellement le fantastique dans l’esthétique du récit, la nature spectrale d’Otsuyu et sa servante Oyone (Otsuka Michiko) se devinant par la photo légèrement altérée et leurs apparitions fugaces. Le destin tragique d’Otsuyu à travers la prestation vulnérable d’Akaza Miyoko est l’angle majeur sous lequel on regarde le personnage, mais la douceur d’une scène d’amour est brutalement interrompue par des éléments macabres révélant la nature de la jeune femme. Dès lors, l’ambiguïté va régner, tant chez les fantômes à la présence de plus en plus effrayante, que chez les humains dont la nature vile se révèle. Les trucages visuels, associés à la beauté morbide de superbes compositions de plan en studio, ainsi que de maquillages glaçants, façonnent une atmosphère aussi fascinante que terrifiante. Yamamoto sait jouer de la pure poésie macabre dans les déambulations flottantes des spectre la nuit venue, mais aussi d’une terreur plus frontale et saisissante durant la scène où Hagiwara essaie d’affronter au sabre les fantômes. Ce moment précis fait preuve à la fois d’une ingénierie virtuose dans l’alternance des techniques, les câbles enchaînant avec des projections ainsi que des mouvements de caméra virevoltant pour accompagner la perte de repère de Hagiwara.
La tragédie vient de la dichotomie entre sentiments sincères et liens impossibles ou du moins périlleux à nouer entre le monde des morts et celui des vivants. La compassion s’accompagne de la peur pour les fantômes auxquels la vie n’a rien épargné, et recherchant l’amour à n’importe quel prix de l’autre côté. Il y a aussi une empathie mêlée d’attirance et de crainte à travers le personnage de Hagiwara, nourrie d’ambiguïté pour un amour mêlé de sentiments sincères et d’envoutement. Les vrais monstres sont ceux voulant tirer profit de cette situation et, alors que l’issue tragique se teinte d’amertume, les opportunistes seront les seuls à avoir un sort ouvertement punitif. Entre émotions dramatiques et fulgurances horrifiques, Botan Doro est une belle réussite au carrefour de plusieurs influences – la veillée finale n’étant pas sans rappeler la trame du film soviétique Vij ou le diable (1967).
BONUS
Entretien avec Takahashi Hiroshi (17min), mangaka auteur notamment de Burst et de Crows, pour un bonus repris de l’édition Radiance. Il retrace l’historique et les évolutions du récit Botan Doro, les variations selon le support d’adaptation mais aussi les pays puisqu’en plus de la Chine, la légende trouve son pendant en Russie. Il évoque l’influence de ces sources dans le film, notamment l’influence du kabuki durant une scène, ainsi que l’imagerie flottante durant l’avancée des fantômes. Il souligne l’acceptation spontanée du surnaturel par les personnages imprégnés de ce folklore, un élément qui demanderait davantage de mise en perspective pour les spectateurs contemporains. Enfin, il pose une réflexion très intéressante sur la perception et le traitement des fantômes, très différents entre les cultures japonaise, anglo-saxonne et plus généralement occidentale dans ces récits traditionnels baignés de surnaturel.
Entretien avec Mary Picone (15 min), maîtresse de conférences de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et spécialiste des religions populaires et de l’imaginaire japonais. Elle rappelle les origines chinoises de Botan Doro, et souligne les apports de chacune des itérations de l’histoire dans les différentes adaptations japonaises, notamment la veine romantique voire érotique pouvant être plus prononcée. Elle explique le principe de certains rites et traditions contenus dans le film, et la manière dont ils permettent l’introduction du fantastique. Mary Picone souligne certains apports qui perdurent dans l’épouvante japonaise, notamment sonore avec cet écho angoissant du bruit des sandales d’Otsuyu lors de ses déambulations nocturnes.
Justin Kwedi.
Botan Doro de Yamamoto Satsuo. Japon. 1968. Disponible en coffret Blu-Ray le 19/11/2024 chez Roboto Films.