Le dernier long-métrage tant attendu de Soi Cheang, après Limbo et Mad Fate, remet le cinéma d’arts martiaux hongkongais sur le devant de la scène dans un coup d’éclat phénoménal qui rappelle au monde son savoir-faire inégalé. City of Darkness, ou Twilight of the Warriors: Walled In sous son titre international, était projeté hors compétition en Séance de minuit au Festival de Cannes 2024 et bénéficie finalement d’une sortie dans l’Hexagone plus tôt que prévu, le 14 août chez Metropolitan.
Dans les années 80, le seul endroit de Hong Kong où la Loi Britannique ne s’appliquait pas était la redoutable Citadelle de Kowloon, une enclave livrée aux gangs et trafics en tous genres. Fuyant le puissant boss des Triades Mr. Big, le migrant clandestin Chan Lok-kwun se réfugie à Kowloon où il est pris sous la protection de Cyclone, chef de la Citadelle. Avec les autres proscrits de son clan, ils devront faire face à l’invasion du gang de Mr. Big et protéger le refuge qu’est devenue pour eux la cité fortifiée.
Endigué à l’état de projet depuis plus de 20 ans, l’existence même de City of Darkness relève aujourd’hui du miracle. L’adaptation du livre et du manhua éponyme, initialement confiée en co-réalisation à John Woo et Johnnie To, puis à Derek Kwok et Donnie Yen dans les années 2010, atterrit finalement dans les mains de Soi Cheang en 2021 sous l’impulsion de la société de production Media Asia et de son line-up made in Hong Kong visant à offrir de toutes nouvelles perspectives cinématographiques sur l’histoire de la ville à de jeunes étoiles montantes de l’industrie locale. S’emparer du mythe de la citadelle de Kowloon, autrefois territoire le plus densément peuplé de la planète et zone de non-droit comme il n’en existe plus, n’est pas une mince affaire. Il incombe à Soi Cheang de réécrire une page sordide de l’histoire de Hong Kong, inscrite dans la légende comme la plus manifeste du chaos urbain que l’ex-colonie britannique pouvait dissimuler sous ses airs de paradis prospère. Pour rendre compte de l’identité si particulière de l’espace autarcique par excellence qu’est la citadelle de Kowloon, il devient alors primordial d’en préserver le mythe et de le restituer comme tel : une société parallèle semblable à un jiang hu, en marge de la réalité.
Dans cette enclave livrée aux triades et essorée par la misère où la seule évidence permise est celle de la diégèse, la place n’est pas au réalisme social, ni même à la reconstitution authentique d’une certaine époque révolue, mais à la réinvention d’un monde régi par ses propres codes, sa propre morale et sa propre physicalité. Une sorte d’univers alternatif de combattants aguerris, proche dans l’esprit du lycée fictif des Crows Zero de Miike Takashi, où chacun occupe un rôle dans une nouvelle forme de cosmologie. Les dynamiques sont introduites dès le point de départ comme l’on documenterait un épisode historique véritable : à l’issue d’une impitoyable guerre de territoire, Cyclone (Louis Koo) destitue le précédent maître de la citadelle en vainquant son redoutable sbire Jim (Aaron Kwok) et en établissant une alliance avec les barons du crime de Hong Kong, Chau (Richie Jen), Tiger (Kenny Wong) et Mr. Big (Sammo Hung). Chacun s’occupe de ses affaires et protège le statu quo, quand un élément perturbateur du nom de Chan Lok Kwan (Raymond Lam) s’introduit dans la fortification interdite pour s’y réfugier des hommes de Mr. Big, en particulier de son cruel bras droit King (Philip Ng). Il y rencontre Shin (Terrance Lau), VHS (Man Kit Cheung) et Douzième Maître (Tony Wu), les bras armés de Cyclone qui le prennent sous son aile et lui apprennent la vie dans la citadelle. Le spectateur, ayant au préalable accepté les règles de ce nouveau monde fictif, y découvre une société d’entraide et de partage maintenue à flot par les efforts de tous les résidents, menacée de destruction par les projets immobiliers qui accompagneront le retour de Hong Kong à la Chine en 1997. Marginaux, sans papier et mafieux cohabitent dans une atmosphère réconfortante tandis que le film lorgne progressivement sur le registre du buddy movie. Dans la puanteur et la violence de la citadelle, la fraternité naissante entre Chan, Shin, VHS et Douzième Maître, sous la bonne étoile de Cyclone, devient le pilier central sur lequel le long-métrage pose les fondations de ses séquences mélodramatiques, faisant de City of Darkness un film aussi généreux en combats qu’en émotions.
Le mythe cultivé n’est pas seulement celui de la citadelle de Kowloon ; c’est toute une tradition chorégraphique hongkongaise qui (re)prend vie sur grand écran et fait écho à son âge d’or. Soi Cheang, après avoir réalisé l’un des meilleurs films d’arts martiaux de la précédente décennie avec SPL 2: A Time for Consequences (2015), réitère l’exploit et dirige d’une main de maître, aux côtés du coordinateur de cascades prodige Tanigaki Kenji (SPL, Raging Fire, Kenshin…), ce qui restera sans nul doute comme le projet le plus exaltant, créatif et stimulant du genre de 2024. À la fois en tant qu’hommage et comme choix le plus judicieux, toujours dans cette logique d’univers alternatif, les styles de combat sont représentés sous une large palette que Soi Cheang et ses équipes s’amusent à déployer au profit d’une mise en scène au cordeau qui se réinvente constamment et tire le meilleur de chaque membre du casting 5 étoiles. Si Chan se bat grossièrement à la force de ses convictions, Tiger emprunte quant à lui le kung-fu de l’école du tigre, impuissant face à la maîtrise du renforcement shaolin de King dont le corps invulnérable brise même les lames s’y fracassant. Mais la tranquillité d’esprit de Cyclone, pareille au vent qui s’engouffre et tourbillonne dans les ruelles fumantes de la citadelle, saura peut-être en venir à bout. La ville fortifiée toute entière devient un gigantesque labyrinthe destructible où la caméra s’affranchit des lois de la physique à la manière d’un jeu vidéo pour traverser les murs, les sols et les plafonds avec une verticalité sans limite, dans un chaos réconcilié par le sens du cadre tous azimuts du meilleur chef opérateur de Hong Kong, Cheng Siu-keung. Somme toute peut-être trop fonctionnaliste par moment, la mise en scène manquerait d’un charme plus artisanal, d’une liberté de mouvement et d’une étincelle de folie visuelle façon Tsui Hark dans Time and Tide pour accomplir pleinement le travail de pastiche, ce dont Soi Cheang est tout à fait capable en dehors de toute contrainte de production. Mais face aux difficultés que le cinéma d’action cantonais rencontre aujourd’hui, on ne peut que se réjouir que City of Darkness ait remporté les faveurs du marché domestique en se hissant au sommet du box-office. En espérant qu’il en sera de même par chez nous, et que les projets les plus ambitieux comme le Sons of the Neon Night de Juno Mak parviendront à être concrétisés, pour le bien et l’avenir du cinéma de Hong Kong.
Richard Guerry.
City of Darkness de Soi Cheang. 2024. Hong Kong. En salles le 14/08/2024.