Inspiré de la vie et de l’ouvrage autobiographique de la boxeuse japonaise Osagawara Keiko, La Beauté du geste, distribué par Art House, confirme que Miyake Sho est l’une des voix singulières du cinéma nippon de notre temps.
Contrairement à Fukada Koji ou Hamaguchi Ryusuke, le jeune cinéaste n’a pas eu la bénédiction d’un maître reconnu à l’international. Néanmoins, Miyake Sho n’est pas un inconnu pour ceux qui suivent le développement d’un cinéma plus discret mais tout aussi fascinant, que ce soit à Locarno ou dans son passage chez Netflix pour la série Ju-On Origins. Ce n’est donc pas une surprise de retrouver enfin ce jeune auteur sur nos écrans ; surtout lorsque c’est pour faire l’expérience d’une telle œuvre. Keiko (Kishii Yukino) est une boxeuse atteinte de surdité qui rêverait de poursuivre une carrière professionnelle. Entre son travail dans un hôtel et les aléas de son quotidien, la jeune femme nous permet de découvrir son milieu, qui serait celui des travailleurs tokyoïtes modestes. Si la condition de la jeune femme est singulière, elle s’ajoute en réalité à d’autres « handicaps » sociaux dans le quotidien japonais, d’abord celui d’être une femme indépendante, et enfin celui d’être une prolétaire. La pertinence de l’œuvre de Miyake Sho repose justement sur la découverte des tensions au cœur du quotidien le plus prosaïque de la jeune femme, non pas comme des enjeux d’adversité à surmonter par un programme narratif convenu, mais comme des réalités que la jeune femme ne peut qu’accepter en silence. Le double silence face au monde est dans un premier temps celui de la surdité, qui coupe Keiko du flux des paroles et des remarques, et s’avère, dans la description que fait le jeune cinéaste de Tokyo, un moyen de survivre. On peut penser à ces plans qui nous montrent les transports et les chemins que doit prendre la boxeuse entre son travail, le club de boxe et sa maison. Alors qu’elle semble déconnectée du reste, son corps est bien au rythme du corps social nippon. Miyake Sho travaille ce contraste avec le son, qui pour nous est très présent. On entend ce qu’elle n’entend pas, mais bien plus encore par les moyens du cinéma. Dans un second temps, c’est le silence de la frustration. Celle de sa vie de boxeuse contrariée par la configuration économique qui ne permet plus à son club de subsister autant qu’elle l’oblige à travailler comme femme de ménage dans un hôtel. Et en filigrane, la colère du fossé que provoquent ces deux silences entre elle et le monde. Ce serait même plus de l’ordre de la rage, cette énergie spontanée qui surgit comme un débordement des émotions sur la matière, chose opportune pour nourrir un corps qui doit prendre des coups et en recevoir. Car comme c’est le cas dans les meilleurs films de boxe, le ring n’est que le théâtre du dedans où s’exécute les passions du dehors, celui qui peut à la fois matérialiser et contenir les débordements.
La boxe nécessite l’union du corps comme un bloc dans le mouvement. Les regards dissocient Keiko à cause de son caractère impassible. C’est un stoïcisme de surface ou de malentendus, car l’une des forces de l’œuvre est justement le jeu de Kishii Yukino. L’actrice, par ses yeux et les micro-mouvements de son visage, arrive à nous faire ressentir parfois à quelques secondes d’écart, autant la honte que la frustration ou la tristesse qui infusent chaque situation. Elle est mutique et pourtant son visage n’a de cesse de discourir devant l’échec des différents degrés de langage, qu’il soit économique, familial, intime. Le sourire de la jeune femme n’existe que pour la boxe et sa technique. C’est un sourire intérieur car il se fait devant le miroir de la salle d’entraînement. Chacun projette en elle ses défauts ou ses fantasmes, sa mère et son frère, avec les photos floues de son combat. Elle est insaisissable pour eux. Ou son entraîneur avec la vidéo de l’affrontement qu’il regarde en boucle. Elle est son dernier coup d’éclat avant la fermeture du club. Petit à petit, on suit l’érosion du bloc Keiko, et la révélation de son humanité qu’elle refoulait par habitude et nécessité de survie. Puis elle se sépare d’elle-même, partagée dans un doute qu’elle ne peut exprimer qu’à son journal, comme devant le miroir du premier plan du film. Et celui du vestiaire de la salle de boxe, dont elle donne son dos dans la séquence d’introduction. Keiko sort de l’emprise des miroirs, des diffractions et des cadres. Avec ce panoramique qui accompagne son mouvement après avoir déjeuné avec des amis, Miyake Sho coupe sa logique de plan fixe et de surcadrage. Lorsqu’elle va se fondre dans la foule et dans la profondeur de champ, elle retourne pleinement dans un espace en trois dimensions, donc réintroduit sa personne dans le monde en dehors de la mécanique quotidienne.
Puis il faut retrouver la flamme qui incarnait ce corps de boxeuse. Dans un jeu de glissement propre à une certaine idée de la métaphysique nippone, c’est bien la mort de l’entraîneur qui redonne la vie au corps de Keiko. Il faut néanmoins à la boxeuse sourde, l’apprentissage de la défaite et la rencontre de ce qui semblerait non plus un reflet mais un double réel, en l’autre combattante pour que l’opération s’effectue. Elle ne détruit pas son miroir, c’est ce dernier qui va éclater son ego par K.O. La passion, comme une énergie vitale qui animerait un corps dans la fusion d’un plaisir douloureux ou d’une souffrance euphorique, est ce qui se transmet de l’entraîneur à Keiko. Cette dernière se transforme en savoir mais pas en transcendance, plutôt en transmission (comme entre les entraîneurs et Keiko, puis Keiko et son jeune collègue de travail). Miyake Sho est cohérent mais pas subtil : ce n’est pas très grave, car si la boxe nécessite bien de la finesse et de la dextérité, c’est aussi le spectacle du choc des corps. La combattante vient d’ailleurs en tenue de travail pour remercier Keiko durant la séquence finale. Elle révèle justement qu’elles sont du même monde, celui de la précarité, de la frustration, de la violence et de la discipline, du prolétariat. Par une simple réplique, cette combattante qui avait réduit à néant la fuite égoïste de notre héroïne par les poings, lui rend par la parole sa dignité. On se rend compte que ce qui séparait Keiko de l’entraîneuse de l’autre club qui voulait la recruter était bien une affaire de distance, mais de distance symbolique. C’est dans cette révélation silencieuse que la jeune femme grimpe une colline pour se retrouver entre ciel et terre, dans la lumière de l’aube (entre nuit et jour), pour devenir une forme en mouvement au centre des forces de l’existence. Si la logique de boucles et de flux du quotidien prosaïque nippon avait fait douter la jeune femme dans les dédales étroits des ruelles de la ville, dans les zones d’errance et de solitude, elle rompt cette horizontalité par la verticalité de son corps dans le paysage. Elle devient son propre Axis Mundi, et en même temps héroïne de sa propre mythologie. Après tout, la véritable Keiko est la première femme malentendante à avoir eu une licence professionnelle de boxe au Japon. Avant de s’échapper du cadre pour la dernière fois en courant, pas pour fuir, mais pour affronter, voire continuer les combats, car la boxe est le sport où l’on fait face aux autres comme des miroirs de nos faiblesses et de nos forces. L’union des corps est achevée, sublimée, jamais sans souffrance, dans le mouvement. Peut-être le point de jonction entre la boxe et le cinéma que Miyake Sho, après Terayama Shuji, Scorsese ou Clint Eastwood, va remettre en évidence. C’est la beauté du sport, du cinéma, et il se peut que ce soit aussi celle de la vie.
Kephren Montoute.
La Beauté du geste de Miyake Sho. Japon. 2022. En salles le 30/08/2023.