MCJP – Haru de Morita Yoshimitsu

Posté le 17 mai 2023 par

La Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) consacre une rétrospective au réalisateur Morita Yoshimitsu, l’occasion de découvrir une œuvre riche, passionnante, subversive et encore injustement méconnue hors du Japon. On évoque Haru, merveille de comédie romantique à l’approche visionnaire quant à l’évolution de la séduction amoureuse à l’aune d’internet.

Un homme avec le pseudo « Haru » tchatte en ligne avec un autre homme, « Hoshi ». Ils discutent de la relation de « Haru » avec sa petite-amie, et de beaucoup d’autres sujets. Mais en réalité, « Hoshi » est une jeune femme utilisant un pseudo masculin pour éviter les avances d’autres hommes…

L’émergence et la démocratisation progressive d’internet dans les foyers amène des bouleversements sociaux dont le cinéma allait très vite s’emparer. Le cinéma américain, dans ses tentatives initiales, se contente de prolonger des formules et genres bien installés en y ajoutant l’élément internet, mais sans intégrer les spécificités de ce nouveau média au récit, comme dans le thriller Traque sur internet (1995) ou la comédie romantique Vous avez un message (1998) qui vieillissent assez mal. Le Japon a au contraire très vite su saisir le nouvel espace social et intime que constitue internet, mais surtout dans des œuvres sombres comme la chronique adolescente All About Lily Chou-Chou d‘Iwai Shunji (2001) ou l’épouvante de Kaïro de Kurosawa Kiyoshi (2001). Haru les précède tous et s’avère un petit bijou toujours pertinent malgré les évolutions technologiques et la place encore plus grande d’internet dans notre quotidien aujourd’hui.

Le postulat est très simple et consiste à suivre le dialogue et la relation par mail d’un homme, Haru (Uchino Seiyo), et d’une femme, Hoshi (Fukatsu Eri), qui correspondent par mail tout au long du récit, après avoir sympathisé sur un forum de discussion. Le dispositif est également assez simple, le montage alternant écran noir où l’on lit les mails échangés avec le quotidien réel des personnages. Cependant, Morita Yoshimitsu, dans ce va-et-vient, nous fait dès la scène d’ouverture ressentir qu’il ira du magma du collectif vers l’intime sur ces deux espaces narratifs. Le début du film nous noie sous les messages en ligne sans que l’on puisse identifier un interlocuteur, envahissant un paysage urbain où les protagonistes sont tout aussi anonymes et étrangers les uns des autres. Progressivement, Haru et Hoshi sympathisent, les intervenants se réduisent, les messages s’estompent pour ne plus concerner que nos deux personnages. Les messages sur fond noir ou carrément plaqués sur l’image réelle indiquent la plupart du temps qui parle, mais Morita, par sa caractérisation subtile, rend peu à peu ce renseignement inutile. Plus les personnages échangent sur leur vie et révèlent un pan de leur personnalité, plus la connaissance et l’attachement du spectateur pour eux se développent et laissent comprendre qui est qui.

La linéarité de ce dispositif correspond aussi à la place d’internet dans nos vies à cette période des années 90, où le schisme entre le quotidien (la journée, le travail, les sorties) et les activités en ligne (seul le soir chez soi devant le PC) existe, c’est une photographie des usages à cette période. Ce qui empêche le film de vieillir, c’est le fait de s’attacher aux comportements humains que cela génère et qui persistent encore aujourd’hui même si la technologie a évolué. Les échanges badins initiaux voient ainsi Haru et Hoshi exposer une image déformée d’eux-mêmes. C’est notamment vrai de la part de Hoshi qui ne révèle pas immédiatement être une femme, et surtout recherche l’attention des autres en exprimant sa passion pour le cinéma. Haru la démasque accidentellement (sa description des snacks d’une salle de cinéma de Tokyo dont ils avaient parlé étant erronée), ce qui amène un échange plus sincère où Haru avoue être une femme, et ne pas voir beaucoup de films puisqu’elle vit en province. Chaque petit aveu mutuel de ce type amène à en voir plus de leurs vies respectives, Hoshi végétant dans un poste de cadre commercial, Haru enchaînant les jobs divers et variés. Hoshi s’englue dans le marasme urbain après la rupture avec sa fiancée, Haru en deuil de son compagnon tragiquement disparu, multiplie les expériences professionnelles pour ne pas sombrer dans ses pensées.

Les aveux intimes entraînent paradoxalement les mensonges quand la vie de l’un prend un tour plus palpitant par une rencontre amoureuse et force l’autre à affabuler pour cacher son désarroi. C’est l’occasion d’explorer d’autres personnalités online et excentriques que notre « couple », notamment lorsque Hoshi rencontre une dénommée Rose, aussi entreprenante dans le virtuel que chaste dans la réalité où elle recherche avant tout une amitié. Internet est un lieu de tous les possibles où l’on peut se façonner une personnalité plus grande que soit, mais la réalité nous expose dans nos petits travers. Yoshimitsu Morita se montre d’une limpidité exemplaire et ne lasse jamais dans son procédé, trouvant nombre d’idées pour dynamiser dramatiquement ces écrans où s’enchaînent les messages virtuels, et faisant montre du brio de ses précédents films (The Family Game, 1983) pour saisir en contrepoint des paysages reflétant l’état d’esprit des personnages – porté par le spleen de la bande originale de Noriki Souichi et Sahashi Toshihiko.

Le fourmillement de l’urbanité tokyoïte, la froideur et la métronomie des transports en commun traduisent l’étouffement et le spleen de Haru. À l’inverse, les espaces provinciaux et ruraux vides, ainsi que la multitude des environnements de travail de Hoshi expriment sa solitude et son absence de perspectives – idée qui fonctionne aussi avec leur intérieur, encombré et qui noie Haru, espacé et qui isole Hoshi. Parfois les échanges virtuels font figure d’espace de confidence et reflètent la réalité que l’on voit d’eux, ou alors ils affabulent, le 2.0 prolongeant le quotidien solitaire où il ne fait pas bon exposer sa détresse. Plus les personnages deviennent proches, plus il leur est difficile d’assumer la médiocrité de leur existence aux yeux de l’autre. D’ailleurs lorsqu’un rebondissement fait se rejoindre leur deux « réalités », Morita use d’une sorte d’effet de glitch, de bug dans ce réel comme si l’harmonie était rompue.

On est ainsi happé par cette narration singulière, cet espace-temps suranné et sans réseaux sociaux qui auraient accéléré en quelques clics la révélation/demande du physique de chacun. On garde encore une forme de mystère épistolaire et la vraie/fausse première rencontre donne une scène d’un romantisme et d’une poésie magnifique, lorsque Haru et Hoshi se donnent « rendez-vous ». Il est dans un train qui traverse sa région, elle le filme depuis l’extérieur dans son wagon où lui la prend en photo. C’est une idée « un pied dans le rétro » par les technologies utilisées (caméscope, appareil photo instantané) et l’autre dans la modernité vue comme l’immortalisation filmée et photographiée se fera plus envahissante, moins particulière, avec l’irruption des smartphones 15 ans plus tard. En définitive, on observe grâce à cette relation virtuelle chacun des personnages se reconstruire dans sa vie personnelle et être ainsi apte à affronter une vraie rencontre qui donnera une dernière scène poignante et inventive. Alors que le couple se voit enfin en chair et en os, Morita coupe l’image et le son lors des premiers mots échangés qu’il fait apparaître sous forme de conversation virtuelle. Pas besoin d’en voir plus, la boucle est bouclée. Un petit bijou de romance, porté par une interprétation touchante, en particulier Fukatsu Eri en Hoshi.

Justin Kwedi.

Haru de Morita Yoshimitsu. Japon. 1996. Projeté à la Maison de la Culture du Japon à Paris