A l’occasion de la rétrospective dédiée au cinéaste Tsai Ming-liang au Centre Pompidou, Days, réalisé en 2020, débarque dans nos salles obscures.
Dans les ruelles de Bangkok, deux âmes errantes et sans histoire vaquent à leurs pénibles occupations. Amenées à se rencontrer une nuit à l’hôtel, elles passeront le moment le plus inoubliable de leurs vies.
Il suffit de lire ou de vivre une séance de Tsai Ming-liang pour se rendre compte qu’il ne fait pas l’unanimité. Entre chuchotements de déconcentration et spectateurs quittant la salle, son regard sur le cinéma dans Goodbye, Dragon Inn semble ironiquement vrai. Days ne déroge pas à la règle puisqu’il est la forme la plus radicale de ses expérimentations, rappelant tout de suite les pérégrinations du Marcheur bouddhiste incarné par Lee Kang-sheng. Cette fois-ci à Bangkok, loin de son insulaire natal, l’acteur fétiche de Tsai déambule au plus profond de la nuit parmi les lumières de la ville. Son être est mis en parallèle avec Anong Houngheuangsy, deux âmes perdues qui par la force du destin son amenées à se rencontrer avant de voguer à nouveau sur un océan d’isolement, la solitude comme rafiot. Tel est le schéma. L’amour évoqué est fatalement éphémère car imprévisible, épris d’une grande morosité, là où repose la sagesse d’un metteur en scène conscient de lui-même et de ce que le sort lui réserve comme à tous en ce monde.
L’amour, qu’il soit filial ou pas, je le conçois plutôt à la manière bouddhiste, comme un mélange de déterminisme et de précarité. Ainsi, chaque rencontre, dès qu’elle a eu lieu, est éternelle, même si elle ne dure pas. ~ Tsai Ming-liang (2005)
Une errance vers la sensation d’exister comme a d’ailleurs su le faire Lee Kang-sheng dans son Help Me Eros. Tout du long, Tsai connectera les vies de ces deux passagers, non par des dialogues car le film est muet, mais par des scènes qui se feront écho. Une acupuncture douloureuse devenant massage passionnel, un tout suffoquant devenant respirable quand la boîte à musique viendra célébrer l’instant d’aimer et d’être aimé. Quand le charnel exutoire parle à la place des mots sous la seule mélodie des Feux de la rampe de Chaplin. L’incommunicabilité habite le cadre, thème fréquent de la Seconde Vague taïwanaise ici pleinement retranscrit par la fausse vacuité qu’il dégage. En ce sens, Days déborde de mélancolie malgré son austérité atmosphérique. Car pour ce film, Tsai s’adonne au réalisme brut et oublie quelque peu l’onirisme flottant qui faisait jusqu’ici sa renommée.
Une caméra, un cadre, un sujet et une bonne dose d’expérimental forment Days. Les angles farfelus de Voyage en Occident, notamment la fameuse caméra de surveillance, sont ici remaniés de la manière la plus simple qui soit. Sous un meuble ou dans un coin de pièce, la richesse du cadre repose désormais sur le silence qui y règne et sur la lenteur des éléments. Cette démarche consiste à laisser place au véritable et à aller à l’encontre de la superficialité du cinéma, qui passe en temps normal par les couleurs factices du néon ou le décor d’une scène. Pouvant durer plusieurs minutes, chaque plan immerge le spectateur. C’est ce qui fait sa force mais aussi sa faiblesse, par souci de répétitivité et de certaines longueurs qui pourraient d’autant plus se faire sentir si l’on est étranger au cinéaste. La dilatation temporelle perdure, à l’image de la ligne de lumière sur la tête de Lee Kang-sheng dans le premier plan du film, mais pourra désenchanter les adeptes de Vive l’amour ou d’Et là-bas, quelle heure est-il ? pour ses symboles du temps qui passe. Il demeure pourtant une certaine chaleur malgré sa froideur glaciale, comme si la lueur fugace d’un plan contaminait tout le reste et la perception que l’on en a. La scène de l’hôtel est le point culminant, mais plusieurs compositions participent à ce ressenti global. Nous penserons à l’immeuble drapé de plastique dont la lumière est traversée par l’ombre d’un chat errant, comme s’il faisait miroir à ses précédents films du marcheur tapi dans la nuit que personne ne semble remarquer.
Le réalisme de Days passe aussi par le son, d’une voiture au frottement d’un objet, fondant ainsi la dimension éminemment sensorielle du film. Ces combines invitent à relever le moindre détail qui compose l’image tout en préservant l’immersion. On se retrouve à observer comment un personnage respire et palpite, comment un autre épluche ses concombres ou lave son poisson, comprendre pourquoi un instant si banal est si accablant. Là, Days se rapproche d’une proposition de Lav Diaz pour sa crudité lancinante et son temps étiré à l’extrême. Il est difficile de relever des séquences particulières puisqu’elles sont élémentaires au possible, ne montrant que ce qu’il faut montrer au travers du cadre dénué d’esthétisme. Il y en pourtant un, bravant l’austère pour atteindre une forme purement sensitive et ressentir cette exode des sens parmi les forces corruptrices de la ville. L’expérience est donc par définition tout ce qu’il y a de plus intime, ce qui est le propre de l’art contemporain de l’auteur.
Mais Days peut aussi en décevoir plus d’un, particulièrement les partisans du radical et du licencieux qui parcourent les récits du réalisateur taïwanais. Atteignant comme toujours la pulsion physique, la scène de sexe est pourtant bien plus inavouée et abréactive que ce que l’érotisme offre dans La Saveur de la pastèque par exemple. Si le film fait preuve d’une sensibilité débordante, grand est le risque de perdre le spectateur à force de pousser le palpable et repousser le dynamisme, car le degré d’observation est plus qu’exigeant. Il se veut éreintant et il l’est. Nous pourrions passer outre puisqu’il aborde insidieusement l’aliénation urbaine, donc le froid émotionnel à l’écran, mais c’est un sujet que Tsai a su conquérir par le passé. Il persiste également certaines zones d’ombre que l’on pourrait prendre à l’interprétation. Si la scène qui suit la chambre d’hôtel est celle d’un profond sommeil, pourrait-on dire que tout n’est qu’un rêve éperdu ?
Loin d’être le long-métrage le plus abordable de Tsai Ming-liang, il semblerait que Days s’adresse avant tout aux aventuriers de l’ennui, ces cinéphiles en quête d’un état second provoquant le sommeil lors de la séance et la révélation clairvoyante à sa fin. Une expérience entreprise par Weerasethakul ou Bi Gan, quand la beauté se trouve où s’endorment les sens et l’admiration à leur réveil.
Richard Guerry
Days de Tsai Ming-liang. Taïwan. 2020. En salles le 30/11/2022