Le Festival Allers-Retours revient pour une 4ème édition qui met encore une fois à l’honneur le cinéma d’auteur chinois contemporain dans toute sa diversité. Parmi les films proposés, Drifting de Li Jun filme le Hong Kong des démunis, entre résignation désespérée et solidarité mélancolique.
Sous les ponts de Hong Kong, vit un groupe de femmes et d’hommes démunis. Rejetés par la société, ils vivent comme des parias et sont régulièrement délogés par la police. Fatigués par ces évictions permanentes, ils décident de se rebeller contre l’injustice.
Pour son deuxième long-métrage, Li Jun revient sur une affaire ayant fait grand bruit à Hong Kong en 2012. Un groupe de sans-abris avait intenté une action contre le gouvernement, afin de demander réparation pour les traitements subis et, surtout, des excuses publiques admettant ses torts. Alors étudiant en journalisme, le réalisateur raconte être revenu sans cesse vers cette histoire dont il tire à présent Drifting. Pour autant, le film n’est nullement la chronique judiciaire ou même la plongée documentaire dans les bas fonds de Hong-Kong auquel on aurait pu s’attendre, et redouter. Venant à rebours de tout ceci, Li Jun livre une œuvre chorale autour d’une communauté de laissés-pour-compte, qui fait montre d’une indéniable ambition aussi bien formelle que dramaturgique.
Après une scène d’ouverture assez forte (Fai, un junkie vieillissant sort de prison et s’en va naturellement retrouver ses compagnons de rue et ses seringues), le film semble tâtonner entre enquête à charge, satire sociale, et drame judiciaire, avant de s’affirmer pleinement dans le récit de cette communauté de misfits, engagée dans un dernier sursaut de résistance avant leur inéluctable disparition. Tous sont remarquablement incarnés, le film laissant la place à tous les personnages pour exister, aussi bien au sein du groupe qu’en tant qu’individu, alors même que la société aimerait les effacer ou les réduire à des figures invisibles.
C’est dans cet attachement sincère de Li Jun pour ses protagonistes que Drifting parvient à s’épanouir et évite ainsi une forme de misérabilisme dans lequel il aurait pu facilement tomber de par son propos. La tendresse de son regard tranche avec la déchéance humaine montrée à l’écran, et permet au film des moments de causticité bienvenus, notamment dans la surprenante créativité dont fait preuve le groupe avec ses moyens limités. Il se permet même une observation assez mordante de la curiosité morbide, et somme toute éphémère, que peut susciter la pauvreté, donnant au film de nécessaires moments de respiration. Le film n’est nullement complaisant ou biaisé. Il n’élude ni la honte et les bas instincts qui sous-tendent la communauté (avec la drogue comme gage de « compagnie » et les dommages collatéraux de la misère), ni la sincérité des intentions des quelques membres de la société civile préoccupés de leur sort (le personnage de la travailleuse sociale en est l’incarnation dans sa touchante maladresse). Ainsi, il développe sa galerie de personnages, et les relations qui en résultent, par petites touches, sans alourdir la narration par des flashbacks explicatifs, et tout en ménageant des instants d’intense émotion (une conversation entre un père et le fils qu’il a abandonné), voire de douce poésie (particulièrement à travers le personnage de Muk, jeune vagabond à la présence magnétique).
Drifting est indissociable du contexte socio-économique de Hong Kong et le film désigne clairement le gouvernement et sa politique de construction destructive comme origine de la dérive du titre. La mise en scène de Li Jun s’inscrit totalement dans cette volonté, celui-ci filmant à plusieurs reprises le campement de Sham Shui Po comme la proie de la masse des gratte-ciels menaçant de dévorer l’espace encore préservé, ou donnant à voir un ciel coupé par l’immense grue d’un immeuble en construction. Drifting lie intrinsèquement les personnages au territoire qu’ils tentent de conserver, à la fois en l’intégrant dans leurs réflexions (dans une forme de déni, Fai répète que Sham Shui Po doit rester le quartier des « pauvres ») et en réduisant de plus en plus les endroits où s’abriter (on passe d’un campement entier à une cagibi en déréliction). A travers la communauté qu’il y filme, le réalisateur donne alors à voir une image renversée de Hong Kong : celui des quartiers défigurés par l’urbanisation exponentielle et de l’oblitération progressive des classes plus défavorisées via l’emprise des terrains par les promoteurs proches de l’Etat. Si le film est pertinent dans la manière d’introduire le constat terrible du rapport de l’humain face à la propriété, il l’intègre maladroitement à son dénouement. En effet, le film prend un virage trop long et mélodramatique dans sa dernière demi-heure, qui amenuit la portée de son final en cédant à des dialogues trop explicatifs et à des situations trop démonstratives.
A la lumière des événements de 2019 à Hong Kong (le film fut tourné au moment des manifestations), il est toutefois difficile de ne pas y voir, et notamment son dernier plan, un reflet frappant de l’actualité. Avec Drifting, Li Jun se place dans la droite lignée de la jeune garde du cinéma d’auteur chinois, désabusée par la société de leur pays mais fermement convaincue que l’humanité se loge aussi dans la volonté de résister, ne serait-ce que sur le principe, ou l’importance du symbole.
Claire Lalaut
Drifting de Li Jun. 2020. Hong Kong. Projeté au Festival Allers-Retours 2021.