Grand auteur reconnu pour l’adaptation des arts scéniques sur grand écran, Ichikawa Kon incarne la modernité japonaise à l’aune de l’esthétique théâtrale classique. La Vengeance d’un acteur (1963), récemment restauré en 4k par la Kadokawa, est en salles aujourd’hui après une sortie en combo DVD/Blu-Ray en décembre 2020.
Yukinojo, célèbre comédien de théâtre kabuki, est animé par le désir de vengeance depuis que trois puissants notables – Dobe, Kawaguchiya et Hiromiya – ont provoqué la ruine et le suicide de ses parents. Lors d’une représentation à la capitale d’Edo, il reconnaît ces hommes, et se jure d’appliquer son châtiment.
C’est contraint par la Daiei, après une série d’échecs commerciaux, qu’Ichikawa Kon entreprend de réadapter La Vengeance d’un acteur, auparavant réalisé par Kinugasa Teinosuke en 1935. L’acteur principal de cette nouvelle version n’est autre que l’illustre comédien Hasegawa Kazuo, comme dans la première, qui célèbre ici son 300ème rôle sous la caméra du cinéaste japonais. Ce qui aurait pu être une œuvre de commande sans personnalité se transforme en exercice stylistique époustouflant, aussi moderne que découlant de paradigmes culturels ancestraux. Le personnage de Yukinojo est ce qu’on appelle communément un oyama (ou onnagata), un acteur masculin travesti en femme. A partir de cette ambiguïté troublante, Ichikawa rompt la réalité diégétique en brouillant les frontières entre fantaisie théâtrale et monde réel. Un déferlement des passions se déroule sous nos yeux, où chacun « renonce à son apparence » et feint sa personnalité véritable pour initier un jeu des masques. Il serait aisé de mentionner ici la métaphore théâtrale de Goffman, soumettant que le monde est une scène peuplée d’acteurs enfilant un costume, et que la vie en devient théâtre. Ainsi, le glorieux comédien adulé de tous est en réalité un sabreur aguerri usant de ses talents d’acteur pour approcher ses futures victimes. Ces faux-semblants sont le propre du théâtre kabuki, que l’on retrouve partout à l’image.
Une certaine ambivalence esthétique s’imprime dans les formes comme dans l’atmosphère globale du film. Aux accents shakespeariens, la narration se déroule en effet au sein de décors factices parsemés de trucages cinéma, confectionnés à base de jeux de clair/obscur. Les personnages, ainsi que la scène sur laquelle ils se trouvent, sont toujours baignés de lumière, les mettant en valeur, tandis qu’une obscurité totale habite le reste du cadre. Les scènes de nuit et d’intérieur, notamment, sont brillantes d’inventivité pour leur capacité à immerger le spectateur dans un espace fondamentalement fantaisiste, chatoyant de couleurs, mais induit avec réalisme. Cette démarche stylistique baroque s’apparente largement à ce que l’on peut admirer dans le Kwaidan de Kobayashi Masaki ou le Mishima de Paul Schrader, insufflant une modernité considérable aux canons esthétiques traditionnels. Le réalisateur épaule cet esprit contemporain par un montage parfois vif, des travellings ingénieux le long de l’exposition, ou une musique aux tonalités de jazz qui viendra contraster avec les instruments et chants accoutumés. Mais cela n’étouffe en rien l’hommage que rend Ichikawa aux matrices théâtrales classiques, et comme nous le dit Simon Daniellou dans un chapitre de Cinémas d’Asie : Nouveaux regards (p.91) : « La monstration des artifices de jeu et de mise en scène s’y présente détachée d’une quelconque volonté illusionniste ».
Tout de cet ouvrage sophistiqué tend donc à concentrer l’attention sur le moindre détail qui parsème l’écran. Par les éclairs de lumière lors des combats, le minimalisme des répliques ou l’immersion presque sensorielle dans les étoffes arborées par les personnages (qui eux aussi par ailleurs découlent de la tradition théâtrale), Ichikawa Kon s’implique dans la plus stricte des intimités. En plus de Yukinojo, nous serons aux côtés d’Ohatsu, la fille du fameux Nobe et favorite du shogun, interprétée par l’actrice Yamamoto Fujiko. Une double attraction s’instaure alors entre les deux figures, et il faut plus d’une fois tendre l’oreille pour en saisir les subtilités. Le ton de la voix de Yukinojo peut par exemple nous aiguiller, lorsque sa féminité disparaît pour que nous comprenions ses véritables intentions. Il en va de même pour le fond politique qui parcoure le hors champ, et qui dirige l’avancée du contexte historique autant que les bouleversements narratifs. Une population mécontente à l’encontre des spéculateurs de blé (dont deux de nos antagonistes font partie), ou des troupes régies par la féodalité, car « le prestige d’un acteur dépend de sa lignée et non de son talent ». Chaque discussion ne dispose que peu de mots, le metteur en scène privilégiant l’ambiance sonore et visuelle. Il peut fatalement en résulter une froideur extrême, et un manque d’affection pour des rôles qui sonnent parfois anecdotiques comme le brigand cherchant délibérément à se mettre dans la mouise. Mais en dépit de certains problèmes de rythmes et d’archétypes, Ichikawa Kon signe là une œuvre remarquablement hybride, dotée d’une puissance formelle moderniste à l’antipode du récit orthodoxe qu’il nous conte. Cette histoire de vengeance est passionnante à suivre et les personnages qui la portent pourraient bien vous surprendre.
En constante expérimentation, Ichikawa Kon s’absout des conventions cinématographiques de son époque en cultivant le mythe pourtant bien archaïque du théâtre kabuki, à l’ère des métamorphoses sociétales d’un Japon tourné vers l’avenir. La Vengeance d’un acteur s’annonce à bien des égards audacieux pour sa relation symbiotique de l’art et de la vie, et aussi stylistiquement irréprochable que novateur.
Richard Guerry.
La Vengeance d’un acteur d’Ichikawa Kon. Japon. 1963. En salles le 30/06/2021