Potemkine Films et Mk2 Films poursuivent l’exploration en version restaurée des œuvres d’Abbas Kiarostami, avec la sortie du coffret de la trilogie de Koker. Commençons avec le premier volet : Où est la maison de mon ami ?, sorti en 1987.
Dans le village de Koker, le petit Mohammad a oublié plusieurs fois de faire ses devoirs à l’école. Le maître menace de le renvoyer au prochain oubli. Le soir même, Ahmad, son voisin de table, s’aperçoit chez lui qu’il a embarqué le cahier de devoirs de Mohammad, par mégarde. Conscient du préjudice qu’il porte à son camarade, il décide de partir de chez lui et chercher sa maison, dans le village voisin de Poshteh, pour le lui rendre.
Avec Où est la maison de mon ami ?, Abbas Kiarostami s’impose très précisément dans ce que l’on peut imaginer être l’essence du cinéma, dans les lettres de noblesse d’un art moderne, populaire, graphique et parfois contemplatif et littéraire comme ici. Le metteur en scène iranien était un amateur de poésie et de peinture persanes, ce qui lui a donné cette vision, bien en amont du film, d’un personnage qui court sur un chemin en zigzag avec au sommet, un arbre au milieu du ciel et de la terre. Cette image mentale lui servira de motif pour sa trilogie de Koker. Ici, il regarde le monde à vue d’enfant et dans la campagne, un cadre propice à un « retour à aux origines » : de cet environnement vaste, vague, naturel et à travers l’acting de ses petits acteurs inexpérimentés, il va opposer la candeur salvatrice de l’être humain et un environnement brut, escarpé, inamical mais dont on peut trouver la beauté partout, en faisant l’expérience des évènements. Le concept ne serait rien sans une inspiration profonde de la part de l’artiste, qui doit conjuguer la direction d’acteurs non-professionnels et la recherche des plans les plus esthétiques. Inspiré, Abbas Kiarostami l’est, et parvient à nourrir la pellicule des idées qui l’habite. Sa plus grande force restera la place accordée aux enfants, dont on discerne, avec pourtant un jeu relativement monolithique dû au contexte éducatif (un enfant doit se tenir droit), le drame qui se joue dans leurs esprits à travers un fait apparemment anodin. Du synopsis d’une grande simplicité, Kiarostami déploie une multitude de routes vers d’autres idées, somme toute relatives à l’humanité en général et non spécifiques à l’Iran. Quand on a 8 ans dans un environnement paysan strict, peut-on désobéir ? Doit-on désobéir ? Si je ne désobéis pas, que se passera-t-il ? Le personnage d’Ahmad fait son choix et est poussé, par la valeur noble de l’amitié, à aider Mohammad. Ce n’est pas seulement le remord d’avoir mis une personne lambda dans la difficulté qui l’anime, car juste après la classe et avant de s’être rendu compte du problème, Kiarostami insère une courte séquence où nous voyons les deux garçons faire preuve d’égard l’un pour l’autre, lors du chemin du retour chez soi. Ahmad n’a de cesse de montrer ses qualités humaines et n’agit pas juste par devoir de réparer un quelconque préjudice : il apprécie Mohammad, c’est son ami (inscrit dans le titre) et il s’en veut terriblement de lui faire du tord.
Si la psyché d’Ahmad face à la situation est un versant du film, l’autre réside en ce mur gigantesque qu’est le monde adulte, qui ne cesse de s’opposer à lui, la plupart du temps sans mesurer la frustration énorme qu’il génère. Ces petits villages paysans iraniens ne sont pas épargnés par les questions de la modernité et traversent leur propre opposition générationnelle, entre les grands-pères, vestiges d’une mentalité brutale, les pères, absents ou agents d’un monde commercial inutile et trompeur, ou encore les mères, emmurées dans leur rôle de maîtresse du logis et pas toujours capables d’accorder le temps qu’il faut aux petits problèmes de leurs enfants. La galerie de personnages que peint Kiarostami est d’une grande richesse, évoquent beaucoup avec peu de mots ou d’action. Ces interactions représentent parfaitement ce qui fait les qualités du film : le réalisateur, démiurge, plante sa caméra dans un coin reculé avec quelques lignes de dialogue à réciter pour les gens qui résident sur place, parvient à traduire la complexité du monde et des rapports humains. Pour peu que l’on y soit plus sensible, Où est la maison de mon ami ? brille un peu plus que les autres films de Kiarostami par le soin accordé au portrait des enfants, pour lesquels on ressent qu’un petit tracas représente un effondrement du monde.
Les bonus de l’édition vidéo
Le film en version restaurée retrouve une seconde jeunesse ; il convient de le voir sous format Blu-Ray. Les bonus sont au nombre de trois :
La film vu par Alain Bergala (23 min) : Monsieur Bergala, universitaire du cinéma entre bien d’autres casquettes, développe les tenants et aboutissants du film, étayés par les dires que Kiarostami nous a laissés, glanés dans des interviews. Ce bonus est riche en informations et l’analyse, fine. Il insiste sur la dimension quasi-fantastique de l’intrigue lors des des scènes de levée du vent et avec le personnage du grand-père de Poshteh, seule figure adulte positive. Il met aussi en exergue l’écart qui subsiste entre les enfants et les adultes, et dans quelle mesure, désobéir à l’ordre en place permet de s’élever spirituellement. Dans le contexte politique de l’Iran, on comprend à quel point ce film, d’apparence une fable sur l’enfance, porte en lui une charge subversive.
Séquences de Où est la maison de mon ami ? commentées par Abbas Kiarostam (1h12) : sans que l’on voit les intervenants, Alain Bergala interviewe en 2001 Abbas Kiarostami en lui faisant visionner des scènes du film. Il lui pose des questions précises sur les conditions de tournage et son intention de réalisateur. Les réponses de Kiarostami sont à la mesure de son œuvre telle qu’on peut la voir, et traduisent son évolution, sa radicalité d’artiste, lorsqu’il indique par exemple qu’il lui sera de plus en plus contraire à sa vision de tourner avec des acteurs professionnels ou en studio, après Où est la maison de mon ami ? ; que rencontrer le monde qui l’entoure, l’utiliser, éventuellement l’aménager, lui est important pour atteindre une forme de vérité – même si elle implique quelques mensonges au préalable.
Répétition et variation dans la trilogie de Koker (3 min) : ce court montage – à visionner plutôt après avoir vu les trois films du coffret – mesure en quoi le cinéma est une succession d’échos, y compris à l’intérieur d’une filmographie. On peut aussi voir plus facilement la dimension « peintre » de Kiarostami.
Maxime Bauer.
Où est la maison de mon ami ? d’Abbas Kiarostami. Iran. 1987. Disponible dans le coffret La trilogie de Koker : 3 films de Abbas Kiarostami chez Potemkine Films/Mk2 Films le 06/10/2020.