Annecy 2020 – The Shaman Sorceress de Ahn Jae-huun : Ten Thousand Spirits

Posté le 19 juin 2020 par

Dans la compétition Contrechamp d’Annecy 2020 a été sélectionné le film coréen The Shaman Sorceress, réalisé par Ahn Jae-huun. Adaptation d’une nouvelle des années 30, le film met en images l’une des facettes de la dualité de l’histoire coréenne contemporaine.

Une fille muette et son père ont laissé chez moi un tableau intitulé « La Sorcière chamane ». Cette représentation vaut mille mots. Une chamane dénommée Mohwa, qui vit avec sa fille muette Nang-yi et son mari, a pratiqué le chamanisme durant toute son existence. Un jour, son fils Wook-yi revient à la maison après plusieurs années d’absence, et après s’être converti au christianisme. Cela provoque un conflit et mène sa famille à la tragédie.

A travers une histoire rapportée par une voix off, The Shaman Sorceress nous donne à voir l’introduction du christianisme en Corée comme une fracture intime au sein d’une famille. On suit la chamane, Mohwa et ses deux enfants durant le long-métrage. Il y a la sourde et muette Nang-yi et son frère, le chrétien converti, Wook-yi. L’intelligence de l’œuvre repose d’abord sur son procédé narratif qui démarre sur l’histoire qui se cache derrière un tableau. Ainsi, la cinéaste se permet de construire son esthétique picturale comme une fresque qui nous montrerait l’époque. On pourrait critiquer avec raison ce dispositif comme étant une contrainte économique qui ferait illusion à l’aune du manque d’animation en dehors des corps des personnages. Mais cette esthétique picturale a pour effet de nous faire ressentir la valeur historique de ce que l’on nous montre, car les arrière-plans sont figés mais détaillés comme si l’Histoire comme espace/temps ne pouvait qu’être figée et idéalisée puisqu’elle n’est plus. La récurrence des travellings pour passer d’un plan à un autre nous fait également sentir que l’histoire de cette famille s’inscrit dans la grande histoire tels les différents tableaux qui composent la grande fresque du temps. Cette liaison s’effectue également dans le mouvement des corps, notamment lors d’une scène de danse chamanique où la mère et la fille semblent s’accorder alors qu’elles ne sont pas dans la même pièce. Les corps au sein de ces tableaux sont les seuls éléments mouvants car ce sont les seules forces vivantes qui agissent jusqu’à aujourd’hui sur l’histoire, les hommes. Mais cette dichotomie entre l’animation des corps et la picturalité détaillée des espaces met surtout en évidence l’affrontement idéologique de Mohwa et son fils qui se joue sur un plan physique comme sur un plan métaphysique. Entre le caractère contemplatif et ancré du chamanisme comme un état de nature, et le mouvement comme propagation et évangélisation.

L’autre élément singulier de l’œuvre qui nous transmet cette émotion duelle, c’est le chant. Les personnages chantent pour exprimer leur passion aussi bien spirituelle et religieuse que leurs états d’âme. C’est cette audace formelle qui, ponctuellement, casse le rythme du long-métrage (surtout dans les partis de Wook-yi) mais qui, quelquefois, parvient à exprimer la ferveur et le dépit que vit Mohwa avec une certaine justesse. La passion que porte les chansons et les images de Ahn Jae-huun nous fait ressentir le déchirement qui marque la famille mais également le fossé de l’époque entre la nouveauté du christianisme et la survivance du chamanisme. En filigrane, The Shaman Sorceress montre une autre fracture coréenne qui comme celle qui sépare le nord et le sud, a toujours lieu aujourd’hui. L’impérialisme occidental et japonais a provoqué une rupture entre différentes générations, et la dernière en date ne s’exprime qu’à travers la violence ou le désespoir comme un particularisme coréen. L’œuvre est tragique comme l’histoire du pays dont la substance nourrit les images de The Shaman Sorceress. On pense à des cinéastes comme Kim Ki-duk ou Park Chan-Kyong qui sont aussi travaillés par cet héritage trouble et surtout cette spiritualité double qui est désormais la norme en Corée du Sud.

Kephren Montoute

The Shaman Sorceress de Ahn Jae-huun. Corée. 2020. Projeté au Festival d’Annecy Online 2020