A l’occasion de la sortie de son nouveau long-métrage, Les Éternels (Ash Is The Purest White), nous avons pu poser quelques questions au cinéaste chinois Jia Zhang-ke, qui en dévoile un peu plus sur sa démarche cinématographique à l’aune de cette dernière décennie.
Il semblerait qu’avec Les Éternels, vous concluez un cycle sur la Chine contemporaine qui a débuté avec A Touch of Sin. Une sorte de mosaïque de ce début de siècle.
Effectivement. A partir de A Touch of Sin, il y a une continuité car je tente de m’inscrire dans des genres. Dans A Touch of Sin, c’était le wuxia, qui fait partie de la tradition chinoise. Et dans Les Éternels, c’est le jiang hu, les films de gangster. Je voulais d’abord faire un jiang hu dans le cadre du cinéma continental chinois, car c’est un genre très exploité, mais seulement à Hong-Kong. Et je voulais montrer les évolutions de la société à travers ce prisme.
Ce qui m’intéressait dans le jiang hu, c’était la description d’une partie marginale de la société. Ces gangsters continuaient de s’inscrire dans une tradition chinoise avec des codes et des rituels. Les contrats moraux et les relations qui régissaient ce monde souterrain sont en train de se perdre, il était donc important pour moi d’en saisir l’esprit tant qu’il existait. De remettre ses valeurs sur le devant de la scène.
Justement dans vos derniers films, il y a une multitude de personnages et de situations qui évoquent les grands romans chinois tels qu’Au bord de l’eau ou Le Pavillon rouge. Portez-vous l’ambition de vous inscrire également dans une tradition romanesque ?
Ce n’est pas aussi affirmé, mais il est certain que depuis A Touch of Sin, j’ai le désir de dépeindre une réalité beaucoup plus complexe et nuancée. Il est donc vrai que j’aborde ce travail comme l’écriture d’un roman fleuve. Dans A Touch of Sin, je voulais faire graviter les personnages autour de la violence dans ce vaste espace qu’est la Chine contemporaine. Avec Les Éternels, je veux travailler le temps. Avec une histoire sur 17 ans et une multitude de personnages. Je me retrouve comme devant un système architectural très grands dont les différentes parties mettent en évidence des individualités et énormément d’informations.
A l’époque de Still Life, je ne filmais que des choses faciles à observer. La construction du barrage et ses conséquences. Mais ces dernières années, je veux porter à l’écran des choses qu’on peut difficilement capter de manière directe. Des choses liées au sentiment, des choses plus tacites. Comment les gens tombaient amoureux à une époque ou comment ils vivaient leur relation selon la société. C’est justement de faire du cinéma avec cela qui m’intéressait, car ce n’est pas facile à mettre devant l’objectif. La violence des bouleversements intimes est pour moi l’angle le plus intéressant pour saisir les évolutions de la société.
Pour rester dans votre réflexion sur l’espace : il y a beaucoup de longs plans dans Les Éternels. Ils favorisent l’immersion et de ce fait offrent à faire l’expérience de ces espaces dans leur modalité d’existence. Est-ce que par ces longs plans vous donnez une dimension documentaire à votre métrage ? Et quelle est la relation avec votre chef opérateur dans cette entreprise ?
Je tiens à ce que mon esthétique offre aux spectateurs le temps d’aborder l’espace mais surtout d’en saisir les informations. Et à partir de là, de les laisser comprendre par leur regard les enjeux de la scène. Je ne veux pas imposer une manière de rentrer dans ces espaces. Le spectateur doit se faire sa propre impression.
Avec Eric Gautier, nous avons eu deux phases de travail. Une discussion autour du scénario, où on analysait scène par scène l’évolution des personnages. Puis, il y a un travail sur le lieu de tournage, où nous allions réfléchir à comment filmer chaque espace. Par exemple le plan-séquence de 8min dans le petit hôtel a été difficile à tourner car il y a peu d’espace et donc de possibilités à l’aune de la complexité des relations entre les personnages à ce moment. Les espaces les plus difficiles sont toujours les intérieurs, c’est difficile de penser simplement quatre murs et deux lits.
Quel est le dernier film qui vous avez marqué ?
J’étais président du jury à Locarno. Et j’ai été très touché par Les Étendues imaginaires. De traiter une question sociale sur un mode très sensible, et sensitif. C’est très impressionnant.
Propos recueillis à Paris le 21/11/2018 par Kephren Montoute.
Remerciements : Matilde Incerti.
Les Éternels de Jia Zhang-ke. Chine. 2018. En salles le 27/02/2019. Lire notre critique ici.