On va parler de drogues dans cette introduction. Pour retenir votre attention. Et pour parler de cinéma. On va parler aussi de philosophie, plus précisément de l’empirisme, qui est l’expérience sensible, l’origine de toute connaissance ou croyance et de tout plaisir esthétique. C’est le principe qui anime le cinéma, et l’art en général. La vision d’After My Death de Kim Ui-seok a provoqué chez East Asia des sentiments mitigés, selon la posologie de traitement de ses membres : ennui pour les uns, complexité inutile de l’intrigue pour les autres. Et si le problème majeur d’After My Death ne venait pas plutôt de son rythme et du fait que la scène la plus marquante du film intervient à la moitié du film, laissant ensuite le spectateur sur sa faim ?
Comment rythmer son film ? Doit-on tout donner à la scène d’ouverture ? A la scène finale ? Au mi-temps ? Ou lancer ses flèches en un flux quasi continu, en touches impressionnistes, en punchlines, à la manière des rappeurs devenus archers, vidant leur carquois à chaque fin d’alexandrins ou décasyllabes, pour tenir le spectateur en perpétuelle tension ? Il y a plusieurs écoles, qui s’adaptent selon le genre du film (comédie, drame, horreur, porno). Dans Dead or Alive 1, Miike Takashi a décidé de marquer le spectateur dès l’ouverture (séquence rythmée comme un TGV sur des rails de cocaïne, une cocaïne marseillaise très pure volontairement coupée – cutée – par un montage agressif) et dans une conclusion très vidéoludique, réaction chimique finalement raccord avec l’ouverture, laissant le spectateur pantois, les gencives insensibilisées. Il y a les montées progressives et dramatiques (c’est l’apanage de l’alcool fort, ce feu des dieux), à la manière du maelström du prélude de l’Or du Rhin de Wagner, dont la transe possède le spectateur dans les dernières mesures avant de s’arrêter abruptement. C’est le cas du final de Melancholia de Lars von Trier. Il y a également les montagnes russes des films d’épouvante, avec leurs courbes sinusoïdales jouées sur une partition trouble par un joueur de flûte de Hamelin, dans un trip de champignons hallucinogènes : on oscille entre attente de l’instant qui n’a pas encore eu lieu – tout en l’anticipant – et les moments d’effroi et de peur, avant de retomber dans un confort précaire et d’anticiper le prochain sursaut. Il y a enfin les films dont le climax est à mi-temps du film : ce sont les années MDMA, très contemporaines, qu’a repris, par exemple, sans avoir sans doute aucune accointance avec la chimie citée, Kim Jee-woon dans The Age of Shadows, avec sa désormais fameuse scène du train. Après cette scène, une certaine descente inconfortable et une déshydratation conséquente. Moralité : insérer la meilleure séquence au mi-temps d’un film, sans y ajouter un rebondissement final est une prise de risque périlleuse.
C’est le risque qu’a pris Kim Ui-seok pour son premier long métrage. Tout commence assez classiquement par une enquête policière, suite à la disparition et au probable suicide d’une lycéenne. L’intrigue se déroule dans un lycée pour filles et l’on sent d’emblée que tout n’est très net et que plusieurs lycéennes sont plus ou moins liées à la disparition de leur camarade. Le lycée est souvent dépeint comme un lieu malsain où les uniformes repassés et les coiffures lisses cachent la plus grande des perversions. On se souvient, au Japon, de Confessions et The World of Kanako de Nakashima Tetsuya, et en Corée, La Frappe de Yoon Sung-hyun. Le film met en scène des archétypes aux motivations bien différentes : les policiers qui tentent de résoudre l’affaire, les responsables du lycée qui font tout pour ne pas ternir l’image de leur établissement, la mère de la disparue qui mène son enquête parallèle auprès des lycéennes, et les fameuses lycéennes aux motifs ambivalents : retrouver la disparue, apporter la preuve de son innocence, faire peser la culpabilité sur une camarade, fomenter une vengeance…
After My Death est à plusieurs égards un film violent : les lycéennes n’hésitent pas à organiser des expéditions punitives, les professeurs ne répugnent pas à frapper les élèves qui ne rentrent pas dans le rang, les parents brillent pas leur quasi-absence… Cette violence va peu à peu contaminer le film : à l’enquête policière classique succède une atmosphère de “mystère” dans son aspect liturgique avec LA séquence du film : une scène de funérailles, avec l’arrivée des lycéennes, la présence de la police, le comportement trouble d’une lycéenne, et une cérémonie chamanique. Tout est bien chorégraphié ; le réalisateur alterne différents points de vue et scènes secondaires (focus sur la famille, les lycéennes, le chaman, les policiers). La séquence est soutenue par une musique immersive qui fait la part belle aux infra-basses. Kim Ui-seok fait ici preuve de talent pour faire basculer le film dans une autre dimension. Hélas, la dernière partie du film sera moins intéressante, se perdant dans des méandres narratifs inutiles et une volonté trop appuyée de noyer ses personnages sous la culpabilité. Qu’importe. After My Death comporte l’un des séquences les plus incroyables de l’année, qui justifie à elle seule la vision du film.
Marc L’Helgoualc’h.
After My Death de Kim Ui-soek. Corée. 2017. En salles le 21/11/2018.