Tetsuya Mariko revient six ans après sa dernière réalisation pour nous offrir une chronique violente et brute sur la jeunesse japonaise.
Destruction Babies est un film protéiforme, un film à l’image de ses protagonistes : insaisissable mais surtout marginal. L’argument est simple : deux frères orphelins, l’un entreprend une errance guerrière en frappant et se battant contre des inconnus dans la rue ; l’autre fait du skate avec son gang avant de partir à sa recherche. Le film est dès ses premières secondes marqué par une énergie noise. La première image est celle de l’eau trouble, et le son celui des guitares stridentes sorti d’un morceau de Hijokaidan ou Zeni Geva. S’il existe des films pop ou des films punk, Destruction Babies serait le premier film ouvertement noise [rock], ce genre musical où l’énergie et la sensation prédominent, et où l’expérience musicale est au-delà du rythme ou de la mélodie. Cette énergie dissonante à l’origine de cette musique dont le Japon s’est emparé (on parle de Japanoise) est le moteur du film dans sa première partie. Tout comme cette musique, le film oscille entre chaos/violence et moments de silence, de respiration. La mise en scène laisse exister cette structure au point que le spectateur ressent la violence et l’énergie qui fusent durant ses premières minutes. Les plans séquences permettent à la violence de surgir de la banalité et de frapper le spectateur autant que les personnages qui reçoivent ces coups. La souffrance est libératrice, festive. La cinéaste réussit l’étrange exploit de nous porter dans la douleur.
Le dispositif donne essentiellement une emphase à cette violence et nous laisse devant une force aveugle, celle de l’adolescence. C’est cette force monstrueuse qui entraîne le film et les regards avant de révéler la monstruosité de la société. Destruction Babies semble se dérouler dans un premier temps aux alentours d’une galerie marchande qui est le terrain de jeu du personnage. Il croise et recroise des gens avec lesquels il s’est battu, et pourtant, ils en redemandent autant que lui. Il y a comme une énergie libératrice qui se dégage de ces affrontements : celle d’une jeunesse, voire d’une population, qui trouve une excitation dans ces combats. Le personnage devient une attraction, un monstre. L’unité de lieu de l’action et l’utilisation de différents moyens de prises de vues (caméra de sécurité, téléphones, point de vue des passants) ne sont pas sans rappeler le film de monstre contemporain ou Kaiju Eiga. Le jeune homme devient un de ces monstres géants à taille humaine : on le filme puis on le fuit. Il est à la fois un objet de crainte et une présence burlesque. Ces choix rendent presque la violence du personnage fantastique ou mythologique ; mais les autres personnages viennent chacun donner un sens à cette violence.
On pourrait penser à Ishii Sogo sans l’énergie punk ou à Toyoda Toshiaki sans l’onirisme sombre en regardant Destruction Babies, mais la cinéaste s’applique à rester dans un réalisme âpre qui renforce ses images. Cette décision permet aussi de faire le portrait d’une jeunesse désorientée, notamment à travers le personnage de Nana (Komatsu Nana) ou celui de Yuya (Suda Masaki). Elle est l’incarnation de la jeune fille narcissique qui vole ou se prostitue sans qu’on sache vraiment pourquoi. Elle erre sans but à la recherche de l’évènement, en attendant que quelque chose se passe enfin, figure de la jeune fille contemporaine dont le mystère qui entoure les motivations ne cesse de passionner les cinéastes et les écrivains japonais depuis les années 90. D’ailleurs, le rôle de Komatsu Nana dans The World of Kanako résonne dans le film. Le personnage de Yuya est celui de la frustration, du garçon qui rêve secrètement de tout avoir sans réellement savoir pourquoi, qui rêve de domination et de gloire mais qui est rongé par la peur car, au final, il n’a pas vraiment de rêve. Ces deux entités viennent se greffer, sont emportées, par cette force qui donne un sens à leur vie, du moins à leur présent.
C’est aussi de cela dont il est question dans le film, de rendre compte du moment, aussi bien de sa violence que de son caractère éphémère, qui correspond aux colères/spleen adolescentes. Ces trois personnages mettent en évidence la dissonance de la jeunesse qui ne peut s’exprimer que par la force ou dont la force serait le seul moyen d’expression possible. Le quatrième protagoniste vient contraster ce tableau, sans pour autant le contredire. Le frère, Shota (Murakami Nijiro), reste silencieux durant une bonne partie du film. Il est celui qui subit les autres, un marginal conformiste (paradoxe adolescent), donc un skateur. Le cinéaste s’efforce de montrer que ce moment de folie, de chaos, que représente le film n’est qu’un cri et, aussi fort soit-il, il s’évanouira aussi vite et n’atteindra que les gens qui peuvent l’entendre. Un peu comme le personnage de Sometani Shota dans Himizu, ces jeunes tentent juste d’interpeller, de s’exprimer, de se sentir exister. Le cinéaste l’exprime par ses gros plans qui mettent les corps en valeur, aussi bien ceux abîmés et meurtris par les combats, que le visage de Komatsu Nana en larmes. Il y a comme une volonté de restituer à ces corps leur vitalité dans un pays qui les endormirait comme dit la voix-off dans HAZARD de Sono Sion. Ce n’est pas un hasard si le chantre du vagabondage de jeunesse et de la mélancolie du chaos, Hidenori Mukai, de son nom de scène ShutokuMukai, est derrière la musique du film. Il fut le leader de différents groupes, dont un qui fut la voix de la jeunesse japonaise désabusée durant les années 90, NUMBER GIRL (un équivalent japonais de Sonic Youth) ; le titre du film est d’ailleurs tiré d’une chanson du groupe.
Tetsuya Mariko convoque des éléments significatifs de la jeunesse japonaise pour nous en offrir un portrait cru, brut et lyrique. Les corps se déplacent en silence dans un bruit constant, celui de l’information qui vient accaparer l’écran avec des messages de réseaux sociaux et de journaux, mais aussi celui d’une musique interne, tourmentée, qui vient recouvrir le bruit ambiant, le temps d’un instant, d’un coup de poing. Certes, cette fulgurance nihiliste n’est pas une matrice de bouleversement dans le film, c’est une énergie. A l’aune des dernières scènes, la cinéaste montre que ce moment n’est pas totalement vain : il se transmet, et peut-être que s’ils n’arrêtent pas de se battre, les enfants de la destruction pourront enfin se construire.
Kephren Montoute.
Destruction Babies de Tetsuya Mariko. Japon. 2015.
Présenté au 11ème Festival du Cinéma Japonais Contemporain Kinotayo.