Noir et abrupte, Bozo d’Omori Tatsushi a divisé le public de Kinotayo 2013. Nous avons rencontré le réalisateur, lui parlant de sa vision du Japon, de l’avenir du cinéma nippon et de monstres !
Le titre original de votre film est Botchan, y a-t-il une quelconque référence au roman de Sôseki Natsume ?
(Il sourit) Non, aucun rapport avec le roman.
On a vu ici durant toutes les séances que le film mettait très mal à l’aise le spectateur, était-ce vraiment l’effet recherché avec Bozo ?
C’est vrai que le film est composé de scènes assez choquantes, mais ce n’était pas vraiment l’effet premier recherché…
Avez-vous eu des retours de la part du public français ?
Après la projection à laquelle j’assistais, pas mal de personnes ont quitté la salle, avant même que le débat commence. Je me suis dit qu’ils n’étaient pas très fans de mon film ! Ceux qui sont restés par contre, ont bien aimé et m’ont dit que le film « retournait pas mal le cerveau » et qu’il leur fallait du temps pour y réfléchir. C’est plutôt un compliment pour moi. Mais Bozo est un film qui divise énormément.
Comment Bozo est né ? Comment s’est monté ce projet atypique et pourquoi parler de ces personnages-là ?
C’est à la base un fait divers, d’ailleurs, le jeune qui a commis ses crimes est toujours en prison. Les médias en ont beaucoup parlé à l’époque en 2008. Je me suis dit qu’il ne fallait pas que ce drame tombe dans l’oubli. J’avais l’impression que les médias passaient à autre chose. Je vivais à Tokyo à cette époque, je me suis dit que je respirais le même air que lui et qu’il fallait se demander comment quelque chose de si horrible a pu se produire et de quelle manière on peut faire disparaître ce genre de crime.
Vous faîtes Bozo pour tenter de rentrer dans leur têtes, pour comprendre ces gens ?
C’est pas tout à fait ça. J’ai beaucoup utilisé les propres mots du criminel, qu’il laissait sur un forum. J’ai respecté ses dires à la lettre en essayant de les faire sortir de la bouche d’un acteur de la manière la plus juste. Est-ce que l’acteur arriverait à retranscrire un tel mal-être ?
D’ailleurs, comment avez-vous choisi Misuzawa Shingo, rôle principal du film ?
C’était tout simplement un de mes amis ! (il rit)
Il arrive à insuffler une drôle d’étrangeté au personnage et on a de l’empathie pour lui. Mais au bout d’un moment, on a envie de le secouer, de ne plus cautionner ses actions. C’est pour montrer que les torts sont partagés ?
Je comprends que ce personnage puisse énerver le public, mais en même temps, c’est quelqu’un qui a des difficultés à communiquer, je voulais que les gens passent vraiment plus de deux heures AVEC lui. L’identification est une manière de voir un film, par contre avec Bozo, ce n’était pas ce que je cherchais vraiment, je voulais justement montrer que des gens si différents des autres existent, c’est ce que je cherche souvent dans mes films d’ailleurs.
Le film touche à plusieurs genres, du drame social à la comédie burlesque en passant par le thriller horrifique. Que vouliez-vous faire passez avec ces ruptures de tons incessantes ?
C’est vrai qu’on a un préjugé envers le criminel, on a l’impression que ce sont des personnages très sombres. Je voulais casser un peu les préjugés et insérer des éléments un peu comiques et absurdes. Par contre, le personnage de Korohiba est vraiment un double de Kaji, il incarne le côté dark.
Kaji a quand même une grosse part d’ombre, on a l’impression que ce n’est que cela qui transparaît.
Oui, c’est vrai et je voulais vraiment montrer ce côté vers lequel on n’ose pas forcément regarder. Pour moi, il ne s’agissait pas de fermer les yeux.
Le personnage est seul, s’enferme dans les nouvelles technologies. Ne serait-ce pas la vraie prison de Kaji ?
Oui, vous avez raison. En France aussi, je pense qu’il doit y avoir ce genre de comportement, mais au Japon, c’est encore plus exacerbé de par l’individualisme qui y règne.
Dans le film, il y a deux personnages un peu à part, Tanaka l’ami de Kaji et Yuri celle qu’il aime. Les deux finissent ensemble. C’est un moyen de montrer l’enfermement de Kaji dans une fausse croyance, à savoir que les moches n’ont pas le droit au bonheur ?
Oui, c’est sûr, Kaji à tort. La relation entre Tanaka et Yuri montre bien qu’il fait fausse route, mais l’important c’est de montrer pourquoi il se focalise sur sa mocheté.
C’est donc plus global, une analyse sociétale.
En fait, je me suis demandé de quelle manière on pouvait changer la société, comment on pourrait vivre plus heureux en fait. Ce n’est pas une critique, mais oui, je me pose des questions. Dans la société japonaise actuelle, il y a des lois comme partout, mais il y a plus de pression de la part des autres. On doit toujours être d’une manière et pas d’une autre. Je ne sais pas si en France c’est pareil ?
Si, évidemment. Et on a l’impression dans cette usine dans laquelle les personnages évoluent, qu’on fabrique des monstres en permanence, que c’est une allégorie du pays. Le patron, les employés, tous sont monstrueux à leur manière.
Il y a beaucoup de problème lié au monde du travail au Japon, surtout en interim, où l’on abuse des gens en les soumettant à des pressions énormes. Les personnages du film sont jeunes, ils ne savent pas ce qu’ils vont devenir, tout est incertain. Et dans ce monde du travail, on produira dans le futur de plus en plus de monstre.
Il est intéressant de voir le film comme un film d’horreur. D’ailleurs il y a une scène fascinante dans laquelle Kaji est nu, sur le sol en train d’embrasser la photo de sa petite amie imaginaire. On a vraiment l’impression d’assister à la naissance d’un monstre.
Oui… c’est vrai… (il réfléchit, puis éclate de rire) même en tournant cette scène, je me rappelle avoir pensé que c’était limite !
Ça fonctionne puisqu’on est totalement subjugué et en même temps totalement révulsé à la vision de ce corps.
J’ai envie de montrer des acteurs qui ne sont pas dans les normes de jeu, qui sortent de l’ordinaire. Que les gens voient autre chose.
Vous ne voulez rien de pré-existant, pourtant j’ai perçu dans votre film des airs de Taxi Driver ou de polar coréen. Quelles sont vos influences, si vous en avez ?
Oui ! J’aime beaucoup Taxi Driver. En Corée, j’apprécie Kim Ki-Duk. Et John Cassavetes…
Il y a beaucoup de rage, c’est très acerbe. Si je cite un réalisateur comme Sono Sion, ça vous parle ?
Oui, j’aime bien Sono Sion, il y a beaucoup d’énergie dans son cinéma.
Lors de différents entretiens qu’on a eu ensemble, il était assez critique du cinéma japonais actuel. Quel est votre avis sur le sujet ?
C’est vrai que la situation est critique, je pense. Il y a beaucoup de film à petit budget, et de ce fait beaucoup de mauvais film. Sinon, il y a des films à gros budget, mais ils ne parviennent pas à toucher le public japonais, une situation très difficile.
Il y a encore des cinéastes contemporains qui vous touchent ?
J’aime beaucoup Izutsu (L’Empire des Punks) dont j’ai été l’assistant réalisateur. Je trouve que ces films sont très forts.
Comment voyez-vous l’avenir du cinéma japonais, vous êtes sceptique ou vous voyez des motifs d’espoir ?
C’est de plus en plus difficile de faire des films comme Bozo, mais je pense qu’il faut également changer la manière de les distribuer. Wakamatsu Koji, par exemple, distribuait lui-même ses films et ce serait bien de tous passer à ce genre de pratique.
Je vais terminer l’entretien en vous demandant votre moment de cinéma, la scène, le film qui vous a le plus touché.
En voilà une question difficile ! (il rit) C’est la dernière séquence de La Maman et la Putain d’Eustache, le plan-séquence où des choses totalement contradictoires sont énoncées, j’adore cette scène.
Bon choix
(Rires)
Vous avez un dernier message pour les lecteurs d’East Asia ?
J’aimerais bien que quand vous voyez un bon film, vous n’hésitiez pas à le dire, même s’il y a d’autres personnes qui n’aiment pas. Que ce soit un film japonais ou coréen, un gros ou un petit budget comme le mien. Je compte sur vous !
On a vu un bon film avec Bozo, alors !
Merci (en français).
Propos recueillis par Jérémy Coifman le 21/12/2013
Merci à Megumi Kobayashi pour sa traduction, à Stéphanie Runfola pour l’organisation de l’entretien, et à toute l’équipe de Kinotayo.
Bozo de Omori Tatsushi Japon. 2013. Présenté lors de la 8ème édition du festival du film japonais contemporain de Kinotayo.
Pour plus d’informations sur le film, voir ici.
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